Louison
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ACTE DEUXIÈME - Scène XIII

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME - Scène XIII


(LA DUCHESSE, LA MARÉCHALE.)

LA DUCHESSE
Oui, madame, je reste, et Louison prend ma place. Le chagrin me poursuit, quelque effort que je fasse ; Je lutte en vain, le cœur me manque à chaque pas. Cette pauvre Louison, vous l'aimez, n'est-ce pas ?

LA MARÉCHALE
Sans doute.

LA DUCHESSE
Ai-je mal fait de lui dire ma peine ? Puisque j'en souffre tant, j'en veux être certaine. J'étais bien aise aussi de réparer mes torts, Car j'ai failli tantôt mettre Louison dehors. Oui, je ne sais pourquoi, cette méchante envie M'a durant tout le jour malgré moi poursuivie. Je prenais du dépit contre elle à tout moment ; Je l'ai même grondée, et bien injustement. Qu'il est cruel à nous, n'est-il pas vrai, madame, De maltraiter ces gens, de les blesser dans l'âme, Eux qui passent leur vie à nous servir ainsi, Parce que nous avons un instant de souci !

LA MARÉCHALE
Et Lisette, en partant, n'a rien dit, je suppose ?

LA DUCHESSE
Non. — Est-ce qu'elle avait à dire quelque chose ?

LA MARÉCHALE
Elle aurait pu d'abord vous demander pardon.

LA DUCHESSE
À moi ? de quelle faute, hélas ! et pourquoi donc ? C'est à moi bien plutôt qu'il faut que l'on pardonne. Dès qu'aux soupçons jaloux mon esprit s'abandonne, On ne croirait jamais, madame, à quel excès Ils peuvent m'égarer si je leur donne accès. Mille rêves affreux s'offrent à ma pensée ; J'ai beau me répéter que je suis insensée, Rien ne peut m'en distraire, ils sont plus forts que moi. Ma raison me trahit et se change en effroi. Comme d'un voile épais je suis enveloppée ; Je me vois méconnue, et je me vois trompée, Fâcheuse à mon époux, inutile ici-bas… Je me vois laide.

LA MARÉCHALE
Au vrai, l'on ne vous croirait pas.

LA DUCHESSE
Et lui, madame, hélas ! c'est bien tout le contraire. Le ciel a pris plaisir à le former pour plaire. De son luxe élégant si l'œil est ébloui, On croit voir sa parure, et l'on ne voit que lui. Et cet esprit si fin, tant de délicatesse, Cette grâce qui semble ignorer sa noblesse !… Est-ce que j'y vois mal, madame, et, sur ce point, Me direz-vous encor qu'on ne me croirait point ?

LA MARÉCHALE
Je puis malaisément vous répondre, ma chère. Si vous êtes sa femme…

LA DUCHESSE
Eh bien ?

LA MARÉCHALE
Je suis sa mère.

LA DUCHESSE
Si nous n'étions que deux à le trouver charmant ! Mais tout le monde l'aime, et c'est là mon tourment. Puis-je, le croyez-vous, garder un cœur tranquille, À le voir comme il est, par la cour et la ville, Au milieu d'un fracas de jeunes étourdis, Au jeu comme à cheval passant les plus hardis, Poursuivre, en se jouant, de regards infidèles, Ces heureuses beautés qui savent être belles ? Ah ! c'est là que je sens, à mon mortel ennui, Combien je dois sembler peu de chose pour lui ! Combien de qualités ne me sont point données Que peut-être à ma place une autre eût devinées, Et combien il est vrai que, sur un tel chemin, Il faudra tôt ou tard qu'il me quitte la main !

LA MARÉCHALE
Je vous l'ai déjà dit, c'est une crainte folle.

LA DUCHESSE
Oui, j'ai tort de pleurer, c'est ce qui me désole. L'autre jour, par exemple, à ce bal chez le roi, Madame de Versel a passé près de moi. Vous savez ses grands airs, et combien elle est belle. Un flot d'admirateurs murmurait autour d'elle, S'écartant toutefois, de peur de la toucher, Sitôt que par hasard elle daignait marcher.

LA MARÉCHALE
Oui, c'est une superbe et sotte créature.

LA DUCHESSE
Un nœud qu'elle portait tomba de sa coiffure. Ces messieurs l'ayant vu, je vous laisse à penser Si chacun s'élança, prêt à le ramasser. Le duc fut le plus prompt ; mais au lieu de le rendre, Il défia tout haut qu'on s'en vînt le lui prendre. Sur quoi cette marquise, au lieu de s'étonner, Le prit en souriant, mais pour le lui donner. Je sais bien là-dessus ce que vous m'allez dire, Mais je me suis senti pâlir de ce sourire. C'est un jeu, j'en conviens, c'est un propos de bal, Tout ce qu'il vous plaira, mais cela fait bien mal.

LA MARÉCHALE
Je ne vous blâme pas d'être un peu trop sensible. Prenez quelque repos, enfant, s'il est possible. Laissez là vos chagrins, et la dame aux grands airs.

LA DUCHESSE
Grâce pour mes chagrins, madame, ils me sont chers. Au couvent, l'an passé, quand j'appris de l'abbesse Que j'avais un époux et que j'étais duchesse, Le cœur me battait bien un peu, mais pas bien fort. On fit ce mariage, et je n'y vis d'abord Qu'un jeune grand seigneur, plein de galanterie, Qui me donnait gaiement son nom, son rang, sa vie. Tous ces biens me semblaient si doux à partager Que je ne pensais pas qu'un tel sort pût changer. Si c'est là le bonheur, disais-je, il est bizarre Qu'à le voir si facile on le trouve si rare. Mais lorsqu'après un an de ce charmant sommeil, Arriva par degrés le moment du réveil ; Quand le duc, fatigué d'une paix importune, Rougissant tout à coup d'oublier sa fortune, Voulut, en m'entraînant, la rejoindre à grands pas, Je compris que si loin je ne le suivrais pas. Alors prenant pour moi son aspect véritable, Apparut à mes yeux ce spectre redoutable, Le monde… Ses plaisirs, ses attraits, ses dangers, L'air enivrant des cours et leurs bruits passagers, Il me fallut tout voir ; — alors la méfiance M'enseigna lentement sa froide expérience. Je vis le duc fêté, bienvenu près du roi, Joyeux, heureux partout,… excepté près de moi. Mon cœur, qui d'un soutien s'était fait l'habitude, Pour la première fois connut la solitude. Puis je devins jalouse, et je me dis un jour : Ce n'est plus le bonheur que je sens, c'est l'amour !

LA MARÉCHALE
Qu'est-ce à dire ?

LA DUCHESSE
Oui, l'amour ! — à l'âge où tout s'ignore, En prononçant ce mot sans le comprendre encore, On ne voit qu'un beau rêve, une douce amitié, Où d'un commun trésor chacun a la moitié ; On croit qu'aimer, enfin, c'est le bonheur suprême… Non. Aimer, c'est douter d'un autre et de soi-même, C'est se voir tour à tour dédaigner ou trahir, Pleurer, veiller, attendre ;… avant tout, c'est souffrir !
(Elle pleure.)

LA MARÉCHALE
Je ne vous blâme point, je vous l'ai dit, Lucile. Vous voulez qu'on vous aime, et rien n'est plus facile. Je vous en prie encor, prenez quelque repos. Je veux, en vous quittant, vous répondre en deux mots. Vous vous imaginez que le duc vous délaisse : Votre tort, c'est la crainte, et le sien, sa jeunesse. Mon fils est vain, léger, frivole en ses discours ; Mais, s'il aime jamais, il aimera toujours ; Et c'est vous, j'en réponds, qu'il aimera, ma chère. Rappelez-vous ceci, que vous dit une mère.(Elle l'embrasse.)
Marton est là, je crois, je vais vous l'envoyer.

LA DUCHESSE
Pas encore.

LA MARÉCHALE
Adieu donc.


ACTE DEUXIÈME - Scène XIII

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