Louison
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ACTE DEUXIÈME - Scène XV

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME - Scène XV


(LA DUCHESSE, ENDORMIE, LE DUC.)

LE DUC
Non, l'on ne vit jamais pareille extravagante. Se voir apostropher au bal par sa servante ! C'est un peu plus qu'étrange. Était-ce bien Louison ? Il faut que cette fille ait perdu la raison. Je lui donne ici même un rendez-vous fort tendre ; La chose est convenue : elle n'a qu'à m'attendre ; J'entre au bal par hasard, et qu'est-ce que je voi ? Mon rendez-vous qui passe, et va souper sans moi. Et ce monsieur Berthaud, son chapeau sur la tête, D'un air victorieux promenant sa conquête, Devant un poulet froid en train de se griser, M'annonçant bravement qu'il la veut épouser ! J'ai fait là, sur mon âme, une belle trouvaille ! Morbleu ! si de mes jours jamais je m'encanaille, Je consens… Qu'est-ce donc ? — Ma femme seule ici ? Elle dort, sauvons-nous. —(Il va pour sortir et s'arrête.)
Elle est gentille ainsi. Que faisait-elle là ? — Dort-elle en conscience ? Qui sait ? J'en veux un peu faire l'expérience. Hé, duchesse ! — Elle dort et très profondément. Je ne suis qu'un mari. — Si j'étais un amant ! En semblable rencontre on pourrait, sans mensonge, Essayer, comme on dit, de passer pour un songe. Je ne l'ai jamais vue ainsi ; — mais c'est charmant. Qu'a-t-elle dans la main ? Sa montre ? Hé, oui vraiment. Que fait-elle, en dormant, d'une chose pareille ? On sait l'heure qu'il est, tout au plus, quand on veille. A-t-elle donc veillé ce soir ? — par quel hasard ?(Il regarde à la montre de la duchesse.)
Une heure du matin ! — on prétend que c'est tard. Veiller ! — Pourquoi veiller ? pour moi ? bon ! quelle idée ! Elle avait de ce bal la tête possédée ; Son dessein n'était pas de rester à dormir, — Mais peut-être était-il de me voir revenir ? Oui ; pourquoi chercherais-je à me tromper moi-même ? Si ma femme est jalouse, il faut donc qu'elle m'aime. Je ne lui vis jamais faux-semblant ni détour. C'est moi qu'elle attendait, c'est clair comme le jour. Ma foi, je suis bien bon d'aller à l'aventure Chercher, sous un sot masque, une sotte figure, Pour rencontrer en somme, à ce triste Opéra, Quoi ? rien de ce qu'on veut, et tout ce qu'on voudra ! Beau métier d'écouter, au bruit des ritournelles, Trois morceaux de carton jasant sous leurs dentelles ! De me faire berner par Javotte ou Louison, Quand la grâce et l'amour sont là, dans ma maison ! Faut-il que nous ayons la cervelle assez folle Pour fuir ce qui nous plaît, nous charme et nous console, Pour chercher le bonheur où son ombre n'est pas, Et lui tourner le dos quand il nous tend les bras ! Pauvre duchesse, hélas ! si jeune et si jolie, Avec sa patience et sa mélancolie, Je devrais l'adorer ; mais non, je vais plutôt Me faire obscurément le rival de Berthaud ! Quelle pitié, grand Dieu ! quelle pauvreté d'âme ! Il est de mauvais goût d'oser aimer sa femme. Les bavards sont fâchés si l'on ne vit comme eux, Et l'on est ridicule à vouloir être heureux !(En en moment, la duchesse s'éveille, puis écoute, en feignant de dormir.)
Hé quoi ! suis-je donc fait pour suivre leur méthode ? Je puis mettre un chiffon, une veste à la mode, Pour une broderie on se règle sur moi, Et, dans mon propre cœur, les sots me font la loi ! Si je voulais pourtant, quoi qu'ils en puissent dire, En leur montrant ce cœur, les défier d'en rire ? Oui, l'on peut, quand on hait, cacher la vérité ; Renier ce qu'on aime est une lâcheté. Si j'osais les braver et m'en passer l'envie ? Leur dire : Je suis las de votre sotte vie ; J'ai, dans votre cohue, erré jusqu'à ce jour, Mais la honte m'en chasse et me rend à l'amour ! Que me répondraient-ils, ces roués en peinture, S'ils voyaient cette belle et noble créature M'accompagner, et moi la couvrant en chemin De mon manteau d'hermine, une épée à la main ? Et si je leur disais : Cette fière duchesse, C'est ma sœur, mon enfant, ma femme et ma maîtresse ; Ma vie est dans son cœur, ma place est à ses pieds !
(Il se met à genoux ; la maréchale paraît dans le fond de la scène.)

LA DUCHESSE
Dans mes bras, mon ami.

LE DUC
Comment ! vous m'écoutiez ?

LA DUCHESSE
Valait-il mieux dormir ?

LE DUC
(à la maréchale.)
Et vous aussi, ma mère ? J'ai donc parlé bien haut ?

LA MARÉCHALE
Valait-il mieux vous taire ?

LE DUC
Non. Je me croyais seul, et je rends grâce aux cieux D'avoir eu pour témoins ce que j'aime le mieux.(On entend rire dans la coulisse.)
Qu'est ceci ?

LA DUCHESSE
C'est Louison.

LE DUC
Que Dieu la tienne en joie ! Vous savez qu'elle part ?

LA DUCHESSE
Non pas. Qui la renvoie ?

LE DUC
Elle-même. Elle vient, ce soir, à l'Opéra, De tout me déclarer, jusqu'au mari qu'elle a. Eh ! tenez, les voici.


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