Vies

I

Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la compagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée. — Exilé ici, j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

II

Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne maigre au ciel sobre, j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que, d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, — j’attends de devenir un très méchant fou.

III

Dans un grenier, où je fus enfermé à douze ans, j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier, j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.


"Les Illuminations" est une œuvre majeure d'Arthur Rimbaud, composée entre 1872 et 1874. Il s'agit d'un recueil de poèmes en prose, ou parfois en vers libres, qui marque l'apogée de sa quête poétique et une révolution dans la littérature. Ces textes, empreints de visions oniriques et d'images saisissantes, sont le fruit d'une expérimentation radicale avec le langage, le rythme et la structure. Ils incarnent parfaitement la théorie du "voyant" de Rimbaud, selon laquelle le poète doit explorer des états de conscience élargis pour révéler des vérités profondes.

Le titre même, "Illuminations", suggère des visions lumineuses et mystiques, bien que son interprétation reste ouverte. Rimbaud explore ici des thèmes variés, tels que la modernité, le voyage, le désir, la nature, la ville, et même une quête métaphysique. Ces poèmes ne racontent pas d’histoire linéaire ; ils fonctionnent plutôt comme des éclats d’impressions ou des fragments d’univers, où l'imaginaire et le réel se mêlent.

Certains poèmes, comme "Marine" ou "Villes", célèbrent la modernité et la transformation des paysages urbains et industriels, tandis que d'autres, comme "Barbare" ou "Being Beauteous", plongent dans des visions énigmatiques et presque hallucinatoires. On retrouve aussi des réflexions sur l'amour, souvent empreintes de sensualité et de mélancolie, comme dans "Aube", où il décrit une rencontre mystique avec l’aurore.

Les textes de "Les Illuminations" se caractérisent par une liberté formelle totale. Rimbaud brise les conventions poétiques de son époque, abolissant la ponctuation et les structures fixes, tout en jouant sur des associations d'idées et d'images surprenantes. Le langage devient ici une matière vivante, capable de suggérer des réalités multiples et des vérités invisibles.

Publiée pour la première fois en 1886, soit bien après que Rimbaud a abandonné la poésie, l'œuvre est largement reconnue comme l’un des sommets de la poésie moderne. Elle a influencé de nombreux mouvements littéraires, notamment le surréalisme, et reste une source d’inspiration pour les poètes et artistes du monde entier. "Les Illuminations" représente l’éclat ultime de la vision poétique de Rimbaud, avant son retrait définitif de la littérature.

Autres textes de Arthur Rimbaud

Poésies

"Poésies" est un titre générique utilisé pour regrouper les premiers poèmes d’Arthur Rimbaud, écrits entre 1869 et 1872, alors qu’il est encore adolescent. Ces textes, publiés de manière posthume ou...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025