La Chasse aux corbeaux
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ACTE TROISIÈME - SCENE V

Eugène Labiche

ACTE TROISIÈME - SCENE V


CRIQUEVILLE, puis MONTDOUILLARD, ARTHUR, BARTAVELLE, JEUNES GENS.

CRIQUEVILLE (rentrant seul)
Eh bien, me voilà gentil! on présente ce soir un futur à ma prétendue… c'est ma faute aussi ; je déjeune, j'avale du Champagne et je ne fais pas mes affaires!… c'est que cent mille francs et une place, ça ne s'offre pas comme une prise de tabac dans un omnibus! c'est très difficile à demander!
(MONTDOUILLARD descend le perron du café, suivi de Bartavelle, d'ARTHUR et des invités. MONTDOUILLARD a un nouveau gilet.)

CHOEUR
(AIR d'Hervé.)
Quel aimable convive,
Joyeux et charmant causeur,
Il séduit, il captive
L'esprit, l'oreille et le cœur!
(Pendant le chœur chacun accable CRIQUEVILLE de poignées de mains.)

BARTAVELLE
Ce cher ami!

ARTHUR
Ce bon Criqueville!

MONTDOUILLARD
avec expansion. Albert,… voulez-vous un cigare…

CRIQUEVILLE
Volontiers, Montdouillard.

MONTDOUILLARD
Appelez-moi Sulpice !
(Il remonte.)

ARTHUR (bas, à CRIQUEVILLE)
Jetez donc ça… Montdouillard est un cuistre… il ne fume que des deux sous… Tenez, en voici un… pur havane.
(Il lui présente son porte-cigares.)

CRIQUEVILLE (acceptant)
Merci… demain, je vous ferai goûter des miens.
(ARTHUR remonte.)

BARTAVELLE (bas, à CRIQUEVILLE)
Ne fumez pas ça… c'est un havane fabriqué à Bruges.(Offrant son porte-cigares.)
Voilà le vrai havane !

CRIQUEVILLE
Trop aimable… (Offrant un cigare.)
A mon tour, permettez-moi de vous en offrir un… c'est du sucre! (A part.)
Celui de Montdouillard… le deux-sous-tados!

BARTAVELLE (l'examinant)
Comme il est noir!

CRIQUEVILLE
Il est fait par les nègres ! (A BARTAVELLE qui se dispose à l'allumer.)
Non!… ce soir avant de vous coucher! (A part.)
Certainement, ils sont très gentils avec leurs cigares… mais tout cela ne constitue pas une dot!

MONTDOUILLARD
Garçon!… Servez-nous vite le café… il faut que j'aille à la Bourse!

ARTHUR
Bah! la Bourse! tu iras demain.

MONTDOUILLARD
Impossible! je suis occupé de ma grande affaire…

ARTHUR
Quelle affaire?

MONTDOUILLARD
Mon emprunt valaque… c'est dans quatre jours qu'on le soumissionne… nous n'avons pas de concurrents… il y a là un coup de fortune!…

CRIQUEVILLE (à part)
Un coup de fortune! si je pouvais me fourrer là-dedans!

LE GARÇON
Le café est servi.

TOUS (remontant vers la table au fond)
Bravo! bravo!

CRIQUEVILLE (arrêtant MONTDOUILLARD)
Vous me disiez donc que l'emprunt valaque…?

MONTDOUILLARD
Une opération superbe ! les éventualités font déjà cent francs de prime… et j'en ai réservé cinq mille pour papa !

CRIQUEVILLE
Ah! vous en avez réservé… (Le cajolant.)
Ce bon petit Saint-Sulpice!(Caressant son gilet.)
Mon Dieu! la jolie étoffe! quelle jolie étoffe!

MONTDOUILLARD (à part, se pavanant)
Il est très spirituel… mais le café refroidit. (Il veut remonter.)

CRIQUEVILLE (le retenant)
Dites donc, Sulpice… est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de s'en procurer un peu de vos éventualités ?

MONTDOUILLARD
Pour vous, cher enfant… il y en a toujours!

CRIQUEVILLE (avec effusion)
Ah! brave ami…

MONTDOUILLARD
Allons donc… entre nous.
(Il remonte prendre son café.)

CRIQUEVILLE (à part)
J'en demanderai mille… ça fera mon compte. (Apercevant BARTAVELLE qui fume à droite, près du perron.)
Bartavelle! est-ce que vous êtes malade ?

BARTAVELLE
Non… je suis ennuyé.

CRIQUEVILLE
Est-il possible ! un homme qui a de si beaux chevaux. (A part.)
Il faut flatter ses chevaux à celui-là!

BARTAVELLE (douloureusement)
Criqueville… j'ai une jument qui ne se nourrit pas… vous savez, Mauviette…

CRIQUEVILLE (affectant la plus vive douceur)
Ah! mon Dieu! mon Dieu!… Mauviette qui ne se nourrit pas!

BARTAVELLE
Et puis je crois que Pichenette…

CRIQUEVILLE
Encore une?

BARTAVELLE
Non… Une danseuse! je crois qu'elle me trompe!

CRIQUEVILLE
Oh! ça…

BARTAVELLE
Ce n'est pas pour la chose… mais c'est humiliant… J'ai trouvé ce matin chez elle un billet au fond d'un sac de marrons glacés…

MONTDOUILLARD (à part)
Le mien!

CRIQUEVILLE
Et vous supposez que le confiseur…
(Ils se lèvent et descendent la scène. CRIQUEVILLE avec son petit verre.)

BARTAVELLE
Non! pas le confiseur… je soupçonne cinq de mes amis… mais j'ai un moyen de découvrir…

CRIQUEVILLE
Voyons, ne pensez pas à cela! pensez à vos chevaux! car en avez-vous!

MONTDOUILLARD
Sans compter ce magnifique attelage qui l'attend là… devant Tortoni…

BARTAVELLE (avec mépris)
Ça ?… allons donc! des chevaux de notaire !

CRIQUEVILLE
Comment?

BARTAVELLE
Ça vous mène… ça vous ramène… et ça ne casse jamais rien!
(Il va prendre un verre.)

TOUS
Ah! charmant!…
(CRIQUEVILLE descend la scène.)

BARTAVELLE
Je vais m'absenter pour quelques jours, je cherche un ami pour les promener.

CRIQUEVILLE
Tiens !

BARTAVELLE
Criqueville ! je ne vous les propose pas…

CRIQUEVILLE
Pourquoi ?

BARTAVELLE
Vous avez les vôtres…

CRIQUEVILLE
C'est-à-dire… (A part.)
Une voiture… moi qui n'ai pas de domicile!… je coucherais dedans!

BARTAVELLE (qui a reporté sur la table son petit verre)
Je ne pars que dans une heure… si nous allions voir vos écuries!
(Il lui prend le bras.)

CRIQUEVILLE
Non!… pas aujourd'hui… j'ai les maçons!… et puis, vous allez bien rire… dans ce moment, je suis à pied…

TOUS (se levant)
Ah! ah! ah!…

CRIQUEVILLE
J'ai tout vendu !

BARTAVELLE
Ah bah!… c'est à merveille! vous allez prendre ma voiture.

CRIQUEVILLE
C'est que je ne sais…

BARTAVELLE
Allons donc! des façons!… je me brouille!…

CRIQUEVILLE
Diable d'homme!… allons, j'accepte!

BARTAVELLE
A la bonne heure! Je vais dire à mon cocher de se tenir à votre disposition.

CRIQUEVILLE (à part)
Me voilà logé.

MONTDOUILLARD
Deux heures ! nom d'un petit Mouzaïa!

ARTHUR
Qu'est-ce que c'est que ça ?

MONTDOUILLARD
C'est un juron industriel… que j'ai inventé un jour où j'ai perdu cinq mille francs sur les mines… Adieu, mes bibi!… A propos, j'ai rendez-vous ici à quatre heures avec Flavigny… Si vous le voyez, priez-le de m'attendre…

ARTHUR
Ça se trouve bien… j'ai quelque chose à lui demander, une place pour un de mes amis…

CRIQUEVILLE
Hein ? Qu'est-ce que c'est que ce Flavigny qui donne des places ?

BARTAVELLE
Un administrateur de chemin de fer…

MONTDOUILLARD
Et il n'est pas fort! j'ai lu son dernier rapport aux actionnaires… Quel orgue de Barbarie, mon ami!

CRIQUEVILLE
Et il donne des places ?

MONTDOUILLARD
Lui, il en a plein ses poches!

CRIQUEVILLE (à part)
En voilà un que je fouillerai!

MONTDOUILLARD
A tantôt!

CHOEUR
(AIR : Chœur final du vaudeville )
Quand on attend sa bourse.
A regret on vous laisse ;
Adieu donc!… Votre main ;
Mais donnez-nous promesse
De nous revoir demain.

CRIQUEVILLE
A regret je vous laisse,
Chers amis, votre main…
Vous avez ma promesse
De vous revoir demain.
(Tous sortent, excepté CRIQUEVILLE.)


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