CRIQUEVILLE, puis ANTOINE, puis PAGEVIN, puis EMERANCE.
CRIQUEVILLE (seul)
Eh bien!… ça ne me procure aucune satisfaction… avec celui-là c'est trop facile… je le passerai à mon domestique!… justement le voici. (ANTOINE entre majestueusement; il est en grande livrée et tient sur son bras le pardessus de son maître. Considérant ANTOINE qui se tient raide et immobile.)
Pristi! j'ai un beau nègre… Qu'est-ce que tu tiens là ?
ANTOINE (avec solennité)
J'ai l'honneur de porter le pardessus de monsieur!
CRIQUEVILLE
Dieu ! quel air majestueux! Voyons, es-tu content de ta livrée ?
ANTOINE
Oh! oui!… mais les grandeurs ne m'éblouiront pas!… quoique domestique, je me souviendrai toujours que je suis sorti du peuple!
CRIQUEVILLE (au public)
Hein ? comme un petit bout de galon peut griser un homme! (Haut.)
Nous partons!
ANTOINE
Je suis aux ordres de monsieur.
(Ils remontent.)
PAGEVIN (entrant par le fond)
Eh bien!… où allez-vous donc? vous oubliez la petite note…
(Il présente un papier à CRIQUEVILLE.)
CRIQUEVILLE
Quoi ?
PAGEVIN
La petite facture, six cent soixante-trois francs.
CRIQUEVILLE
C'est bien… je vérifierai…
PAGEVIN
Pardon… je ne vends qu'au comptant!…
CRIQUEVILLE (à part)
Sapristi! est-ce qu'il faudrait reprendre ma veste de nankin ? (A PAGEVIN)
Vous n'auriez pas la monnaie d'un billet de mille francs ?
PAGEVIN
Si, monsieur…
CRIQUEVILLE
Très bien!… je vais le chercher! (Fausse sortie.)
PAGEVIN (l'arrêtant)
Mais puisque je vous dis que je l'ai!
ANTOINE (à CRIQUEVILLE)
Puisqu'il l'a!
PAGEVIN
Veuillez me remettre votre billet, et…
CRIQUEVILLE (cherchant dans toutes ses poches)
Oui… certainement… (A part.)
Quel diable d'air faut-il lui chanter à celui-là ?
PAGEVIN
Eh bien?
CRIQUEVILLE
Oui… (A PAGEVIN très ahuri.)
Dieu! le joli gilet!… Ah! le beau gilet! (A part.)
Non!… c'est l'air de l'autre!
PAGEVIN
Vous dites?
CRIQUEVILLE
Je regarde mon groom!… quelle admirable livrée!
PAGEVIN (offrant toujours sa facture)
Si vous vouliez…
CRIQUEVILLE (à ANTOINE)
Tourne-toi! Quelle coupe! quelle élégance!… C'est-à-dire que
Dusautoy ne vous va pas à la cheville!… On devrait signer ces choses-là… comme un tableau!…
Pagevin fecit !
PAGEVIN
Vous êtes bien bon… c'est six cent soixante-trois francs.
CRIQUEVILLE (à part)
Allons, il n'aime pas cet air-là!
PAGEVIN
Elle est acquittée!
CRIQUEVILLE
Tout à l'heure!… Ah çà! mais je remarque une chose… rien à la boutonnière!
PAGEVIN
Moi?… Oh! monsieur!… dans mon humble profession.
CRIQUEVILLE
Vous ne l'avez peut-être jamais demandée ?
PAGEVIN
Pardon… cinq fois.
CRIQUEVILLE (à part, avec joie)
Tiens! j'ai touché la note! (Haut.)
Et que vous a-t-on répondu?
(ANTOINE passe à gauche.)
PAGEVIN
Mais dame!… on ne m'a rien répondu…
CRIQUEVILLE
Ah! ça n'est pas poli!
PAGEVIN
Il y a si loin de Paris au Brésil…
CRIQUEVILLE
Comment!… c'est au Brésil ?
PAGEVIN
Par l'entremise du général…
CRIQUEVILLE
Santa-Guarda.
PAGEVIN
Votre ami!
CRIQUEVILLE
Intime!… intime!
PAGEVIN
Comme je lui ai fait trois uniformes… j'avais cru pouvoir espérer…
CRIQUEVILLE (très mystérieusement)
Chut!
PAGEVIN
Quoi?
CRIQUEVILLE (à ANTOINE)
Éloignez-vous, Antonio!
ANTOINE (à part, surpris)
Antonio !
(Il retourne à droite.)
CRIQUEVILLE
(conduisant PAGEVIN à l'autre extrémité de la scène et très mystérieusement.)
Votre affaire marche à pas de géant!
PAGEVIN
Ah bah!… vous savez quelque chose ?
(Il remet la facture dans sa poche.)
CRIQUEVILLE (à part)
Il dépose les armes!… bravo!
PAGEVIN (revenant)
Parlez!
CRIQUEVILLE
Chut!… (A ANTOINE.)
Éloignez-vous, Antonio!
ANTOINE (à part, s'éloignant)
Pourquoi m'appelle-t-il Antonio ?
CRIQUEVILLE (à PAGEVIN)
J'ai fortement plaidé votre cause auprès du général… Santa… machin!
PAGEVIN
Ah! monsieur!… que de remerciements!
CRIQUEVILLE
Ah! dame.!., ça n'a pas été comme sur des roulettes!… "Un tailleur, disait-on, c'est un état un peu… cocasse!"
PAGEVIN
Comment!
CRIQUEVILLE (avec chaleur)
Qu'appelez-vous cocasse?… me suis-je écrié ; est-il une profession plus noble, plus grande, plus utile à la société? Répondez, général… Santa… chose!…
Supprimez les tailleurs… que devient la morale?
PAGEVIN
C'est vrai!
ANTOINE (ouvrant le poêle, à part)
Tiens! elles sont cuites!
(Il prend une andouillette et la mange.)
CRIQUEVILLE
"Sans eux, que devient la civilisation? elle tombe à l'état… sauvage!… ou tout au moins au costume hideux de garçon boulanger!… Supprimez les tailleurs!… et tout le Brésil est en mitron!"
PAGEVIN (transporté)
Bien dit! bravo! bravo!
CRIQUEVILLE (à part, regardant ANTOINE)
Et l'autre qui mange là-bas… "Tout flatteur vit aux dépens…" c'est la fable en action!
PAGEVIN
Comme ça, vous croyez que j'obtiendrai…?
CRIQUEVILLE
Chut!… c'est fait!
PAGEVIN (avec joie)
Je suis nommé ?
CRIQUEVILLE
Vous recevrez ça aujourd'hui ou demain… ou après-demain… ou un autre jour…
PAGEVIN
Oh! si je pouvais l'avoir pour dimanche!… est-ce un peu grand ?
CRIQUEVILLE
Énorme!
PAGEVIN
De quelle couleur?
CRIQUEVILLE (à part)
Il m'ennuie! j'ai très faim! (Haut.)
Jaune, vert, bleu et groseille… sur lilas!
PAGEVIN (enthousiasmé)
Cinq couleurs!… les cinq couleurs sont revenues!… je voulais encore vous demander…
CRIQUEVILLE
Pardon… je suis attendu à déjeuner au Café de Paris… Mon chapeau?
PAGEVIN
Le voici.
ANTOINE (à part)
Au Café de Paris!… si j'avais su!…
(Il rejette l'andouillette dans le plat.)
PAGEVIN
Croyez, monsieur, que ma reconnaissance éternelle…
CRIQUEVILLE (lui frappant doucement la joue)
Eh! eh! ce bon Pagevin!… Adieu!
ANTOINE (de même)
Eh! eh! ce bon Pagevin!… Adieu!
PAGEVIN (les accompagnant)
Allez doucement!… l'escalier est ciré!… prenez la rampe!… (Seul, redescendant.)
Quel charmant jeune homme! Enfin, me voilà nommé!… je suis chevalier de l'ordre… Tiens! de quel ordre?… (Se rappelant.)
Ah sapristi! nous avons oublié la facture !(Courant à la porte du fond et appelant.)
Monsieur… c'est six cent soixante-trois…
(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...
(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....
(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...
(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...