CRIQUEVILLE, ANTOINE, puis PAGEVIN.
CRIQUEVILLE
Deux mois!… peut-on donner une plus vigoureuse poussée à un homme penché sur un parapet!
ANTOINE (à part)
Mais ousqu'il est donc, son chien?
CRIQUEVILLE
Décidément je crois que je n'irai pas à Longchamp… C'est singulier… je suis parti de chez moi parfaitement résolu… et maintenant… j'ai beau faire… je n'y vais pas gaiement!
ANTOINE
Monsieur, votre trou est prêt.
CRIQUEVILLE
C'est bien!… je sais! (A part.)
Est-il pressé, cet animal-là!… mon âme de poète ne recule pas, oh! Dieu!… elle ne demande qu'à s'élancer… mais c'est l'enveloppe… le corps! je le compare à un portier qui ne veut pas tirer le cordon!… (Trouvant un cigare dans sa poche.)
Tiens!… un havane très sec!… oublié dans ma veste de campagne… ce serait dommage de le mouiller… si je le fumais!… (A ANTOINE.)
Donnez-moi du feu!
ANTOINE (allumant une allumette)
Voilà, monsieur… Dites donc, si vous ne vous dépêchez pas… ça va reprendre…
CRIQUEVILLE
Quoi ?
ANTOINE
La glace.
CRIQUEVILLE
Un instant… que diable! (A part.)
Il est agaçant!… il me semble que je puis bien m'accorder le sursis d'un cigare. (Il se promène.)
ANTOINE (à part)
Il attend son chien.
CRIQUEVILLE
C'est drôle!… ce n'est pas un havane… c'est ma vie que je fume en ce moment!…
A la dernière bouffée… (Faisant le geste de piquer une tête.)
Crac! c'est convenu! c'est juré!
ANTOINE (venant à lui)
Monsieur!
CRIQUEVILLE
Eh bien?
ANTOINE
Si vous ne fumez plus, donnez-moi votre bout ?
CRIQUEVILLE (bondissant)
Hein ? par exemple!… veux-tu me laisser tranquille, toi! (A part.)
Il est féroce, cet homme-là!… (Haut.)
Tiens! voilà tes vingt sous!
ANTOINE
Merci, monsieur.
CRIQUEVILLE
Il m'en reste quatre… (A ANTOINE)
Tu n'as pas la Patrie ?
ANTOINE
S'il vous plaît?
CRIQUEVILLE (gaiement)
Tiens! si je me faisais cirer?… il faut entrer proprement dans l'éternité! (Posant son pied sur la boîte.)
Cire-moi!
ANTOINE (étonné)
Ah bah!… mais vous n'êtes pas crotté!
CRIQUEVILLE
Puisque je te paye… Tiens, voilà quatre sous…
(Il lui remet ses quatre sous.)
ANTOINE (cirant)
A la bonne heure! vous faites travailler l'ouvrier ! si tout le monde était comme vous, le commerce marcherait!
CRIQUEVILLE
Est-ce que tu n'es pas content ?
ANTOINE
Ah! ouiche! content!
CRIQUEVILLE (à part)
Encore un qui maudit la destinée! (Le quittant.)
Une idée! si je lui proposais de m'accompagner? à deux, c'est plus gai… je le ferais passer devant! (Haut.)
Antoine!
ANTOINE
Monsieur?
CRIQUEVILLE
Voyons, franchement… est-ce que tu te plais beaucoup sur cette terre de douleurs ?
ANTOINE
Monsieur, ça dépend des jours… Quand il y a de la boue, je n'ai pas à me plaindre.
CRIQUEVILLE
Mais, quand tu auras passé dix ans de ta vie à décrotter tes contemporains, où cela te mènera-t-il ?
ANTOINE
Tiens! je me marierai.
CRIQUEVILLE (retirant son pied)
Imbécile! ta femme te trompera!
ANTOINE (se levant)
Pourquoi ça ?
CRIQUEVILLE
Tes enfants ne seront pas à toi…
ANTOINE
Ah! par exemple!
CRIQUEVILLE
Et, plus tard, tu seras couvert d'infirmités… très laides. (Boitant.)
Tu marcheras comme ça!
ANTOINE
Mais, monsieur!
CRIQUEVILLE
Crois-moi, va, prends mon bras et partons! (Il lui prend le bras.)
ANTOINE
Ousque nous allons?
CRIQUEVILLE
Savoir ce qu'il y a au fond du trou que tu as creusé !
ANTOINE (se dégageant vivement)
Dans la rivière? ah! mais non! voulez-vous me lâcher!
CRIQUEVILLE
Tu as peur ?
ANTOINE
Je le crois fichtre bien que j'ai peur! (A part.)
Il me propose ça tranquillement, comme s'il s'agissait d'aller manger une friture!
CRIQUEVILLE (à ANTOINE)
Approche !
ANTOINE (se reculant)
Non!
CRIQUEVILLE
Ne crains rien… c'est pour te faire mon héritier.
ANTOINE (se rapprochant avec crainte)
Bien vrai ?
CRIQUEVILLE (fouillant à sa poche)
Voici d'abord ma garde-robe… un faux col… tu le feras blanchir.
ANTOINE (l'examinant)
Il est encore très propre!
CRIQUEVILLE
Deux paires de gants blancs…
ANTOINE
Ah! je les aimerais mieux noirs…
CRIQUEVILLE
Bah! tu les cireras… (Tirant un volume de sa poche.)
Ma bibliothèque! Sais-tu lire?
ANTOINE
Je crois bien! à livre ouvert! tenez! (Il ouvre le livre et lit.)
"Maître corbeau, sur un arbre perché…"
CRIQUEVILLE
Assez… je la connais!
ANTOINE
Permettez… je ne la connais pas moi! (Lisant.)
"Tenait en son bec un fromage."
CRIQUEVILLE
Tu m'ennuies!
ANTOINE (lisant)
"— Hé! bonjour! monsieur du corbeau!
(CRIQUEVILLE fredonne un air de chasse entre ses dents.)
Que vous êtes joli! que vous me [semblez beau!"
CRIQUEVILLE (à part)
Je suis fâché de lui avoir légué ma bibliothèque.
ANTOINE
(lisant. )
"A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie ;
(CRIQUEVILLE cesse de fredonner.)
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie."
CRIQUEVILLE (attentif)
Hein!…
ANTOINE (lisant)
"Le renard s'en saisit…"
CRIQUEVILLE
Continue…
ANTOINE
"Et dit : "Mon bon monsieur,
Apprenez… que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute…"
Cette leçon…"
CRIQUEVILLE (se promenant avec agitation)
Assez!… Mais cette fable… c'est un monde! une révélation! Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute. Quel horizon! oui… c'est cela! prendre les hommes par la flatterie… caresser leur amour-propre… se pâmer devant leur laideur!… et l'on vit! l'on parvient! on arrive à tout! voilà le ressort! (Changeant de ton.)
Oui, mais c'est plat! c'est bas!… Après tout, je ne fais que rendre au monde ce qu'il m'a fait… Les flatteurs!… m'ont-ils assez rongé, grugé jusqu'à mon dernier sou! et j'hésiterais ? j'irais me jeter à l'eau… sans lutter… comme un collégien ?
ANTOINE
Monsieur, le trou va reprendre.
CRIQUEVILLE
Ah! qu'il reprenne
(Il éteint son cigare.)
ANTOINE
Vous éteignez votre cigare ?
(Il étend la main pour le prendre.)
CRIQUEVILLE
Oui, morbleu ! mais je le garde! (A part.)
Quitte à le rallumer si la fable a menti!
ANTOINE (à part, avec mépris)
Ça! c'est un petit commis à six cents francs!
CRIQUEVILLE (à lui-même)
Qu'est-ce que je risque? la rivière ne s'envolera pas… et si je réussis… j'épouse Clotilde… Morbleu! je veux en faire l'expérience… Voilà un homme! perdu sur un quai, en veste de nankin, au cœur de l'hiver… sans un sou, sans crédit, sans asile… qui entre dans le monde avec un seul mot : "Flatte! flatte! flatte!…" C'est une mise de fonds comme une autre… je veux voir où ça le conduira! Ah! monsieur du corbeau n'a qu'à bien se tenir… voici le renard! (Appelant.)
Antoine!
ANTOINE
Monsieur?
CRIQUEVILLE
J'ai besoin d'un groom… je te prends à mon service.
ANTOINE
Moi… groom?
CRIQUEVILLE
Je ferai ta fortune !
ANTOINE
Ma fortune? j'accepte! (A part.)
C'est un banquier!
(On entend jouer du piano dans la maison de gauche.)
CRIQUEVILLE (à lui-même)
Aïe!… cristi! quelle horrible musique! (Se reprenant.)
Eh bien, c'est comme ça que je débute!… (Se plaçant sous la fenêtre de gauche et applaudissant.)
Bravo! bravo! bravo ! (A part. Ecoutant la musique qui continue.)
C'est encore plus faux… tant mieux!…
ça m'exerce… (A ANTOINE.)
Fais comme moi! (Applaudissant plus fort.)
Bravissimo! bravissimo!
ANTOINE (de même)
Bravissimo! bravissimo !
PAGEVIN (paraissant à la fenêtre et à part)
Qu'est-ce qu'il me veut cet imbécile-là ? (Haut, à CRIQUEVILLE qui le salue, et affectant un ton gracieux)
Montez donc, monsieur, montez donc!
CRIQUEVILLE (à part)
Tiens! ça prend!… (A PAGEVIN.)
Avec plaisir, monsieur. (A ANTOINE)
Tu me rejoindras là-haut… (Le piano reprend dans l'intérieur, CRIQUEVILLE entre en applaudissant.)
Bravo! c'est charmant! c'est charmant!
ANTOINE (seul)
Mon opinion est qu'il va se faire fiche une raclée! (Prenant sa boîte et sa chaise.)
Je vais vendre mon établissement chez le marchand de vin.
(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...
(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....
(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...
(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...