La Cagnotte
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ACTE IV - Scène VIII

Eugène Labiche

ACTE IV - Scène VIII


COCAREL puis SYLVAIN et COLLADAN, puis CORDENBOIS

COCAREL (seul, les regardant sortir.)
Cinq pieds six pouces… de la maturité ; mais cent vingt mille francs ! (Trouvant la pierre tombée de la poche de CHAMPBOURCY.)
Tiens !… un plâtras.(Il le ramasse et regarde le plafond avec inquiétude.)
On construit si mal aujourd'hui ! (Il met la pierre dans sa poche.)
C'est de la corniche, probablement.

SYLVAIN (entrant du fond et tenant son père par la main.)
Entrez !… il désire vous voir…

COCAREL (à la table de gauche et se retournant.)
Qu'est-ce que c'est ?

SYLVAIN
Voilà papa…

COCAREL
Ah ! monsieur, permettez-moi de vous remercier de la confiance que vous avez bien voulu m'accorder !

COLLADAN
On m'a dit que je pouvais venir sans cérémonie…

COCAREL
Comment donc ! ma maison est ouverte à tous les pères de famille… (Montrant SYLVAIN.)
J'ai causé avec le jeune homme… il me plaît beaucoup.

COLLADAN
C'est pas encore malin… mais c'est bon enfant.

COCAREL
Soyez tranquille… nous lui trouverons une femme, et une bonne…

COLLADAN
Comment ! vous auriez la bonté de vous occuper de lui?

COCAREL
N'est-ce pas mon devoir ?

COLLADAN
Remercie donc monsieur!…

SYLVAIN (passant.)
Merci, monsieur Cocarel… J'ai vu une petite boulotte dans le salon… tâchez de me trouver quelque chose dans ce genre-là.

COCAREL
Nous chercherons… Mais prenez donc la peine de vous asseoir !

COLLADAN (passant.)
C'est pas de refus.
(Il s'assoit ainsi que SYLVAIN.)

COCAREL
Vous tombez bien!… dans ce moment, j'ai de très belles occasions… Attendez! je vais consulter mon livre.
(Il ouvre son cadenas qui fait son cric crac habituel.)

COLLADAN (à SYLVAIN.)
Pourquoi qu'il ouvre cette manivelle-là?

SYLVAIN
J'en sais rien…

COLLADAN (à part.)
J'ai rencontré le plateau… j'ai refait ma provision de brioches.
(Il en sort une de sa poche et la mange.)

COCAREL (consultant son registre.)
Voyons!… je ne lis pas les noms… vous comprenez… le
(discrétion est le nerf de ma profession… (Lisant.) N° 2 403… Cela fera peut-être votre affaire…)

COLLADAN
Comment !… c'est des mariées que vous avez dans ce gros livre?…

COCAREL
Certainement !… (Lisant.)
"2 403… Cinquante mille francs de dot…"

COLLADAN
Je voudrais mieux que cela.

SYLVAIN
Moi aussi !

COCAREL
Attendez!…
(Il feuillette son livre.)

COLLADAN (croyant tirer une autre brioche de sa poche, amène une pierre et mord dedans. —)
Ah ! saperlotte ! un caillou ! je m'ai ébréché !
(Il le pose à terre.)

COCAREL
"N° 9 827… quatre-vingt mille francs !…"

COLLADAN
Je préfère celle-là…

COCAREL (lisant.)
"Santé parfaite… caractère enjoué… musicienne si on le désire…"

COLLADAN
Oh ! nous ne tenons pas à ces bêtises-là.

COCAREL (venant à eux.)
Seulement il faut tout dire… elle a un œil…

SYLVAIN
Elle louche?

COCAREL
Oh non !… elle est borgne… vous finirez toujours par vous en apercevoir… j'aime mieux vous prévenir.

COLLADAN
Mon Dieu, nous ne tenons pas aux yeux…

SYLVAIN (se levant.)
Cependant, papa…

COLLADAN (se levant.)
On voit aussi bien avec un œil qu'avec deux.

COCAREL (frappé d'une idée.)
Mais j'y pense !… j'ai mieux que ça à vous offrir… une femme superbe.

SYLVAIN
Boulotte ?

COCAREL
Et un cœur !… Elle a consacré les plus belles années de sa vie à soigner un vieillard goutteux, repoussant…

COLLADAN
Ça, ça nous est égal !

SYLVAIN
Je n'ai pas de rhumatismes.

COCAREL
Cent vingt mille francs de dot !

COLLADAN
Mazette !

SYLVAIN
J'en veux bien.

COCAREL (à part.)
Ça m'en fait trois à offrir à la belle Léonida.

COLLADAN
Tenez!… je vais vous proposer une affaire…

COCAREL
Voyons !. ,.

COLLADAN
L'enfant épousera la demoiselle de quatre-vingt mille.

SYLVAIN
La borgne ?

COLLADAN
Oui, la borgne !… Et, moi, je m'arrangerai de celle de cent vingt mille.

COCAREL
Vous ?

SYLVAIN
Une marâtre!… à votre âge?

COLLADAN
II y a des dimanches où on est encore très gaillard !
(Il indique un mouvement de danse, et manque de tomber.)

COCAREL (à part.)
Au fait, ça me fera deux mariages !… le père et le fils. (Haut.)
Je vais vous inscrire.
(Il va à son pupitre.)

COLLADAN
C'est ça, inscrivez-nous.

COCAREL (revenant.)
C'est dix louis…

COLLADAN
Hein ! pourquoi dix louis ?

COCAREL
Cinq pour vous et cinq pour monsieur votre fils.

COLLADAN
Je veux bien vous faire un petit cadeau… mais, auparavant, je demande à voir les demoiselles…

COCAREL
Déposez d'abord.

COLLADAN
Non, faites voir auparavant.

COCAREL
Ce n'est pas l'usage.

COLLADAN
Alors je ne me marie pas… l'enfant non plus.

COCAREL
Comme vous voudrez !
(Il ferme son cadenas.)

SYLVAIN (bas.)
Papa, offrez-lui huit louis…

COLLADAN (bas.)
Mais puisque je n'ai pas le sou !… on nous a pris la cagnotte…

SYLVAIN (à part.)
Pas le sou ! et je pose depuis deux heures… je file au bal de l'Opéra.
(Il sort par le fond.)

CORDENBOIS (entrant de droite, pan coupé.)
Je vous dérange ?

COCAREL (il passe.)
Non… entrez donc.

COLLADAN (à part.)
J'ai encore soif… C'est la brioche… Je vais à la découverte du plateau.

COCAREL (bas, à COLLADAN.)
Réfléchissez… cent vingt mille francs de dot !

COLLADAN (remontant pour sortir.)
Faites voir auparavant !… je ne sors pas de là…(COCAREL le suit. Apercevant le plateau, qui passe dans le grand salon.)
Ah ! voilà le plateau !(Il sort vivement.)
Jeune homme !…
(Il sort par le fond.)


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