Les Petites Mains
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ACTE I - Scène X

Eugène Labiche

ACTE I - Scène X


Courtin, Vatinelle

Vatinelle (à part, regardant Courtin)
Rendons-lui justice… il n'a pas la mine folâtre. (Haut.)
Eh bien, beau-père, avez-vous fait bon voyage ? Tout le monde va bien à Caen ?

Courtin
Oui, monsieur… on se porte bien à Caen… on travaille !

Vatinelle
Allons ! tant mieux !

Courtin
Mon gendre, j'ai à vous parler… Asseyons-nous.

Vatinelle
Volontiers, beau-père… (À part.)
Quel air solennel !
(Ils s'assoient.)

Courtin (assis.)
Je ne sais pas faire de phrases… Je vais vous parler la langue des affaires… Il y a un an, vous m'avez fait demander la main de ma fille par M. Pontvinoy, un de nos amis communs… Vous n'aviez pour tout apport qu'une galerie de tableaux ; moi, je suis très riche… Donc ce mariage ne me convenait pas du tout.

Vatinelle (s'inclinant assis.)
Je vous remercie.

Courtin
Mais vous plaisiez à ma fille… je ne sais pas trop pourquoi.

Vatinelle (s'inclinant de nouveau et à part.)
Elle est polie, la langue des affaires !

Courtin
Vous aviez des gants blancs… de grandes relations… un certain jargon… et un titre de comte.

Vatinelle
Oh ! je m'en sers si peu !

Courtin
Vous avez tort !… Maintenant surtout que la nouvelle loi sur les titres a créé la disette sur la place…

Vatinelle
Ca a fait monter l'article…

Courtin
Naturellement.

Vatinelle (à part)
Toujours la langue des affaires !

Courtin
Mais il ne s'agit pas de ça ! Je vous ai donné ma fille, à vous qui n'aviez rien, avec une dot de cinq cent mille francs.

Vatinelle
Pardon… Je désire seulement constater que je n'ai connu ce chiffre que le jour du contrat… Je ne savais qu'une chose… c'est que j'épousais un ange ! il s'est trouvé que l'ange était riche… cela m'a contrarié… mais je n'ai pas cru devoir le refuser pour cela.

Courtin
Parbleu !

Vatinelle
Quoi, parbleu ? qu'entendez-vous par là ?

Courtin
Rien ! je continue… Je vous ai accordé ma fille à la condition expresse, acceptée par M. Pontvinoy, que vous vous créeriez une occupation…

Vatinelle
Ah !… j'ignorais cette clause secrète…

Courtin (se levant.)
J'arrive de Caen… et j'apprends quevous vous levez à dix heures, que vous allez voir des expositions de camélias, que vous vous promenez sur le boulevard avec un cure-dent… et un cigare à la bouche !

Vatinelle
C'est exagéré ! L'un me gênerait pour fumer l'autre.

Courtin (se levant)
Enfin, vous ne faites rien ! absolument rien !… vous n'avez pas même d'enfant ! après un an !

Vatinelle (se levant)
Beau-père, je vous jure que ce n'est pas ma faute.

Courtin
C'est honteux !

Vatinelle
Permettez…

Courtin
Passer sa vie dans l'oisiveté, dans la paresse !… un gros garçon, fort et robuste comme vous l'êtes !

Vatinelle
Pardon… j'ai des crampes d'estomac !

Courtin
Vous mangez trop ! vous ne faites pas d'exercice !

Vatinelle
Pourtant… vous ne prétendez pas me faire labourer la terre ?

Courtin
Il n'est pas question de labourer la terre ! mais il y a le commerce… l'industrie… on remue ses capitaux !

Vatinelle
Oh ! mes capitaux… c'est autre chose… ils travaillent, eux !… je commandite une raffinerie… ils font du sucre, mes capitaux !

Courtin
Eh bien, et vous ?

Vatinelle
Moi ?… je le mange !

Courtin
Ca n'est pas fatigant !

Vatinelle
Dame ! si personne ne le mangeait, à quoi servirait d'en fabriquer ?… Le consommateur est un travailleur !

Courtin
Un travailleur !… (À part.)
De la mâchoire !

Vatinelle
Que voulez-vous ! moi, j'ai horreur des entreprises, des spéculations… je n'estime la Bourse qu'au point de vue de l'art… comme monument… dorique et corinthien… panaché.

Courtin
Soit ! tout le monde n'a pas l'intelligence des affaires… mais alors, quand on n'est pas doué, quand on n'a pas d'idées… eh bien, on demande une place !

Vatinelle
Une place ? à qui ?

Courtin
Parbleu ! au gouvernement !

Vatinelle
Ah ! je vous attendais là, beau-père ! Ah çà ! est-ce que vous prenez le gouvernement pour un bureau de placement ?

Courtin
Non ! mais avec vos relations… rien n'est plus facile !… Mais moi !… moi qui vous parle, quand je seraivieux, fatigué, usé, quand je ne pourrai plus faire d'affaires…

Vatinelle
Enfin, quand vous ne serez plus bon à rien…

Courtin
Oui… eh bien, je demanderai quelque chose… pour me reposer… j'entrerai dans l'administration.

Vatinelle
Comme on entre aux Invalides ! Avouez, beau-père, que c'est une étrange manie que celle de notre époque !… et j'en enragerais… si je ne préférais en rire !

Courtin
Quoi donc ?

Vatinelle
Aujourd'hui, chaque Français vacciné croit avoir droit à une place… Encore un peu, on priera le gouvernement de distribuer des numéros d'ordre à messieurs les nouveau-nés. Toi, petit, tu seras dans la diplomatie… tu as la vue basse… Celui-ci sera marqué pour la marine. Cet autre pour les finances, côté des contributions directes. Tout le monde aura son bureau, sa petite table, son encrier et sa plume derrière l'oreille… Joli petit peuple !… tout cela grouillera, griffonnera… et émergera ! Qui veut des places ?… prenez vos billets ! Et à ces administrateurs, que manquera-t-il ?… une seule chose… des administrés !… mais on en fera venir de l'étranger… en payant le port !

Courtin
Vous faites de l'esprit.

Vatinelle
Beau-père, on fait ce qu'on peut… Mais ce qui est certain, c'est que je ne demanderai jamais de place… même quand je serai vieux.

Courtin
Et pourquoi ?

Vatinelle
Pour deux motifs : le premier, c'est que n'ayant pas fait d'études spéciales, je remplirais fort mal ma place.

Courtin
Mauvaise raison ! Après ?

Vatinelle
Le second, c'est que, la remplissant fort mal, j'occuperais la position d'un autre qui la remplirait peut-être fort bien… je ferais tort au gouvernement d'une part… et de l'autre je volerais à un employé laborieux et capable des appointements dont je n'ai pas besoin… Vous voyez que tout le monde y perdrait…

Courtin
Dites tout de suite que vous ne voulez rien faire !

Vatinelle
J'ai sur le travail une petite théorie à moi…

Courtin
Pourrait-on la connaître, sans indiscrétion ?

Vatinelle (s'asseyant.)
Volontiers… beau-père ! Pourquoi travaille-t-on dans ce monde ?…. pour gagner de la fortune, apparemment…

Courtin
Parbleu ! c'est bien malin !

Vatinelle
Pourquoi veut-on gagner de la fortune ?… pour en jouir et se reposer.

Courtin
Se reposer !… c'est-à-dire…

Vatinelle
Oui, je sais qu'il y a de par le monde des loups maigres et voraces qui ne se reposent jamais… des joueurs avides et infatigables qui, après avoir ramassé tout l'or répandu sur le tapis, veulent encore gagner la table et les flambeaux ! Moi, je ne suis pas de ceux-là, j'ai la fortune, vous me l'avez donnée… Bien plus, j'ai le bonheur. Je suis content de mon sort, je ne demande rien. Pourquoi voulez-vous que je travaille ? pour faire aux pauvres une concurrence inégale ? ou pour me ruiner ?… ce qui serait encore plus bête !

Courtin
Mais cependant…

Vatinelle
Ah ! cela s'est vu, beau-père ! il ne faut pas trop vouloir gagner les flambeaux ! Tenez, vous allez crier au paradoxe ! mais je trouve, moi, que, dans une société bien entendue, l'apport du riche… c'est le luxe, l'amour des belles choses, l'oisiveté magnifique et intelligente !

Courtin (révolté se levant)
L'oisiveté ! mais c'est horrible ! c'est révoltant ! c'est le renversement de l'édifice social !… c'est… c'est stupide !!! Est-ce que la nature n'a pas donné deux mains à chaque homme ?… c'est pour travailler.

Vatinelle
Pardon… il y a des nuances, beau-père… elle a donné aux uns de grosses mains…

Courtin
Est-ce pour moi que vous dites cela ?

Vatinelle
Oh ! beau-père ! (Regardant les mains de Courtin:)
Tiens ! c'est vrai !… elles sont vigoureuses, vos mains !… Quel bel argument !… Mais tout le monde n'est pas aussi généreusement partagé… Aux autres elle en a donné de petites.

Courtin
Eh bien, après ?

Vatinelle
C'est une révélation de la Providence qui dit à celui-ci : "Toi, tu seras maçon… ou casseur de pierres… Toi, tu seras artiste, penseur… flâneur… ou rentier ! "

Courtin (exaspéré)
Des petites mains ! des petites mains !…. Tenez, voulez-vous que je vous dise mon opinion sur votre théorie ?

Vatinelle
La défense est libre !

Courtin
Vous n'êtes qu'un fainéant !

Vatinelle
Il y a eu des rois fainéants !… Petites mains !

Courtin (avec colère.)
Vous m'ennuyez avec vos petites mains ! Ce que je vois de plus clair dans tout ceci, c'estque vous vous êtes fourré dans la dot de ma fille comme un rat dans un fromage.

Vatinelle (sérieusement.)
Monsieur Courtin… je crois avoir fait preuve d'un bon caractère… mais il est des expressions qu'un homme de cœur ne peut entendre deux fois… je vous prie de ne pas l'oublier, monsieur Courtin !

Courtin
Ah ! ça m'est bien égal !


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