(Une chambre.)
JACQUELINE(seule.)
Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme comme maître André, une fois poussé à la violence, peut inventer pour se venger ? Je n'enverrai pas ce jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il n'a d'entrailles pour rien. À quoi bon exposer Fortunio, lorsqu'il n'y a rien de si simple que de n'exposer ni soi ni personne ? Je veux croire que tout soupçon s'évanouirait par ce moyen ; mais le moyen lui-même est un mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me coûte et me déplaît ; je ne veux pas que ce garçon soit maltraité ; puisqu'il dit qu'il m'aime, eh bien ! soit ; je ne rends pas le mal pour le bien.(Entre Fortunio.)
On a dû vous remettre un billet de ma part ; l'avez vous lu ?
FORTUNIO
On me l'a remis, et je l'ai lu ; vous pouvez disposer de moi.
JACQUELINE
C'est inutile, j'ai changé d'avis ; déchirez-le, et n'en parlons jamais.
FORTUNIO
Puis-je vous servir en quelque autre chose ?
JACQUELINE(à part.)
C'est singulier, il n'insiste pas.(Haut.)
Mais non ; je n'ai pas besoin de vous. Je vous avais demandé votre chanson.
FORTUNIO
La voilà. Sont-ce tous vos ordres ?
JACQUELINE
Oui, — je crois que oui. Qu'avez-vous donc ? Vous êtes pâle, ce me semble.
FORTUNIO
Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de me retirer.
JACQUELINE
Je l'aime beaucoup, cette chanson ; elle a un petit air naïf qui va avec votre coiffure, et elle est bien faite par vous.
FORTUNIO
Vous avez beaucoup d'indulgence.
JACQUELINE
Oui, voyez-vous ! j'avais eu d'abord l'idée de vous faire venir ; mais j'ai réfléchi, c'est une folie ; je vous ai trop vite écouté. — Mettez-vous donc au piano, et chantez-moi votre romance.
FORTUNIO
Excusez-moi, je ne saurais maintenant.
JACQUELINE
Et pourquoi donc ? Êtes-vous souffrant, ou si c'est un méchant caprice ? J'ai presque envie de vouloir que vous chantiez bon gré, mal gré. Est-ce que je n'ai pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de papier-là ?
(Elle place la chanson sur le piano.)
FORTUNIO
Ce n'est pas mauvaise volonté ; je ne puis rester plus longtemps, et maître André a besoin de moi.
JACQUELINE
Il me plaît assez que vous soyez grondé, asseyez-vous là et chantez.
FORTUNIO
Si vous l'exigez, j'obéis.
(Il s'assoit.)
JACQUELINE
Eh bien ! à quoi pensez-vous donc ? Est-ce que vous attendez qu'on vienne ?
FORTUNIO
Je souffre ; ne me retenez pas.
JACQUELINE
Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous souffrez et si je vous retiens. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas ? Eh bien ! que fait-il donc ? Allons, voyons ! si vous chantez, je vous donnerai le bout de ma mitaine.
FORTUNIO
Tenez ! Jacqueline, écoutez-moi : vous auriez mieux fait de me le dire, et j'aurais consenti à tout.
JACQUELINE
Qu'est-ce que vous dites ? de quoi parlez-vous ?
FORTUNIO
Oui, vous auriez mieux fait de me le dire ; oui, devant Dieu, j'aurais tout fait pour vous.
JACQUELINE
Tout fait pour moi ? qu'entendez-vous par là ?
FORTUNIO
Ah ! Jacqueline, Jacqueline ! il faut que vous l'aimiez beaucoup ; il doit vous en coûter de mentir et de railler ainsi sans pitié.
JACQUELINE
Moi, je vous raille ? Qui vous l'a dit ?
FORTUNIO
Je vous en supplie, ne mentez pas davantage ; en voilà assez ; je sais tout.
JACQUELINE
Mais enfin, qu'est-ce que vous savez ?
FORTUNIO
J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche était là.
JACQUELINE
Est-ce possible ? Vous étiez dans l'alcôve ?
FORTUNIO
Oui, j'y étais ; au nom du ciel ! ne dites pas un mot là-dessus.
(Un silence.)
JACQUELINE
Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste maintenant qu'à vous prier de garder le silence. Je sens assez mes torts envers vous pour ne pas même vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner, un autre que vous le comprendrait peut-être, et pourrait, sinon pardonner, du moins excuser ma conduite ; mais vous êtes malheureusement une partie trop intéressée pour en juger avec indulgence. Je suis résignée et j'attends.
FORTUNIO
N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui puisse vous nuire, je me coupe cette main-là.
JACQUELINE
Il me suffit de votre parole, et je n'ai pas droit d'en douter. Je dois même dire que, si vous l'oubliiez, j'aurais encore moins de droit de m'en plaindre. Mon imprudence doit porter sa peine. C'est sans vous connaître, monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette circonstance rend ma faute moindre, elle rendait mon danger plus grand. Puisque je m'y suis exposée, traitez-moi donc comme vous l'entendrez. Quelques paroles échangées hier voudraient peut-être une explication. Ne pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la seule personne offensée. Si cela est, que ces deux jours s'oublient ; plus tard, nous en reparlerons.
FORTUNIO
Jamais ; c'est le souhait de mon cœur.
JACQUELINE
Comme vous voudrez ; je dois obéir. Si cependant je ne dois plus vous voir, j'aurais un mot à ajouter. De vous à moi, je suis sans crainte, puisque vous me promettez le silence ; mais il existe une autre personne dont la présence dans cette maison peut avoir des suites fâcheuses.
FORTUNIO
Je n'ai rien à dire à ce sujet.
JACQUELINE
Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous et lui, vous le sentez, est fait pour me perdre. Je ferai tout pour le prévenir. Quoi que vous puissiez exiger, je m'y soumettrai sans murmure. Ne me quittez pas sans y réfléchir ; dictez vous-même les conditions. Faut-il que la personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant quelque temps ? Faut-il qu'elle s'excuse près de vous ? Ce que vous jugerez convenable sera reçu par moi comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le souvenir de quelques plaisanteries m'oblige à vous interroger sur ce point. Que décidez-vous ? Répondez.
FORTUNIO
Je n'exige rien. Vous l'aimez ; soyez en paix tant qu'il vous aimera.
JACQUELINE
Je vous remercie de ces deux promesses. Si vous veniez à vous en repentir, je vous répète que toute condition sera reçue, imposée par vous. Comptez sur ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer autrement mes torts ? Est-il en ma disposition quelque moyen de vous obliger ? Quand vous ne devriez pas me croire, je vous avoue que je ferais tout au monde pour vous laisser de moi un souvenir moins désavantageux. Que puis-je faire ? je suis à vos ordres.
FORTUNIO
Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte ; vous n'aurez jamais à vous plaindre de moi.
(Il va pour sortir et prend sa romance.)
JACQUELINE
Ah ! Fortunio, laissez-moi cela.
FORTUNIO
Et qu'en ferez-vous, cruelle que vous êtes ? Vous me parlez depuis un quart d'heure, et rien du cœur ne vous sort des lèvres. Il s'agit bien de vos excuses, de sacrifices et de réparations ! il s'agit bien de votre Clavaroche et de sa sotte vanité ! il s'agit bien de mon orgueil ! Vous croyez donc l'avoir blessé ? Vous croyez donc que ce qui m'afflige, c'est d'avoir été pris pour dupe et plaisanté à ce dîner ? Je ne m'en souviens seulement pas. Quand je vous dis que je vous aime, vous croyez donc que je n'en sens rien ? Quand je vous parle de deux ans de souffrances, vous croyez donc que je fais comme vous ? Eh quoi ! vous me brisez le cœur, vous prétendez vous en repentir, et c'est ainsi que vous me quittez ! La nécessité, dites-vous, vous a fait commettre une faute, et vous en avez du regret ; vous rougissez, vous détournez la tête ; ce que je souffre vous fait pitié ; vous me voyez, vous comprenez votre œuvre ; et la blessure que vous m'avez faite, voilà comme vous la guérissez ! Ah ! elle est au cœur, Jacqueline, et vous n'aviez qu'à tendre la main. Je vous le jure, si vous l'aviez voulu, quelque honteux qu'il soit de le dire, quand vous en souririez vous-même, j'étais capable de consentir à tout. Ô Dieu ! la force m'abandonne ; je ne peux pas sortir d'ici.
(Il s'appuie sur un meuble.)
JACQUELINE
Pauvre enfant ! je suis bien coupable. Tenez, respirez ce flacon.
FORTUNIO
Ah ! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont je ne suis pas digne ; ce n'est pas pour moi qu'ils sont faits. Je n'ai pas l'esprit inventif, je ne suis ni heureux ni habile ; je ne saurais à l'occasion forger un profond stratagème. Insensé ! j'ai cru être aimé ! oui, parce que vous m'aviez souri, parce que votre main tremblait dans la mienne, parce que vos yeux semblaient chercher mes yeux, et m'inviter comme deux anges à un festin de joie et de vie ; parce que vos lèvres s'étaient ouvertes, et qu'un vain son en était sorti ; oui, je l'avoue, j'avais fait un rêve, j'avais cru qu'on aimait ainsi ! Quelle misère ! Est-ce à une parade que votre sourire m'avait félicité de la beauté de mon cheval ? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, qui vous avait ébloui les yeux ? Je sortais d'une salle obscure, d'où je suivais depuis deux ans vos promenades dans une allée ; j'étais un pauvre dernier clerc qui s'ingérait de pleurer en silence. C'était bien là ce qu'on pouvait aimer !
JACQUELINE
Pauvre enfant !
FORTUNIO
Oui, pauvre enfant ! dites-le encore, car je ne sais si je rêve ou si je veille, et, malgré tout, si vous ne m'aimez pas. Depuis hier je suis assis à terre, je me frappe le cœur et le front ; je me rappelle ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, et je me demande si c'est possible. À l'heure qu'il est, vous me le dites, je le sens, j'en souffre, j'en meurs, et je n'y crois ni ne le comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline ? Comment se peut-il que, sans aucun motif, sans avoir pour moi ni amour ni haine, sans me connaître, sans m'avoir jamais vu ; comment se peut-il que vous que tout le monde aime, que j'ai vue faire la charité et arroser ces fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez en Dieu, à qui jamais… Ah ! je vous accuse, vous que j'aime plus que ma vie ! ô ciel ! vous ai-je fait un reproche ? Jacqueline, pardonnez-moi.
JACQUELINE
Calmez-vous, venez, calmez-vous.
FORTUNIO
Et à quoi suis-je bon, grand Dieu ! sinon à vous donner ma vie ? sinon au plus chétif usage que vous voudrez faire de moi ? sinon à vous suivre, à vous préserver, à écarter de vos pieds une épine ? J'ose me plaindre, et vous m'aviez choisi ! ma place était à votre table, j'allais compter dans votre existence. Vous alliez dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies, de me sourire comme vous ; votre belle et radieuse image commençait à marcher devant moi, et je la suivais ; j'allais vivre… Est-ce que je vous perds, Jacqueline ? est-ce que j'ai fait quelque chose pour que vous me chassiez ? pourquoi donc ne voulez-vous pas faire encore semblant de m'aimer ? Il tombe sans connaissance.
JACQUELINE(courant à lui.)
Seigneur, mon Dieu ! qu'est-ce que j'ai fait ? Fortunio, revenez à vous.
FORTUNIO
Qui êtes-vous ? laissez-moi partir.
JACQUELINE
Appuyez-vous, venez à la fenêtre ; de grâce, appuyez-vous sur moi ; posez ce bras sur mon épaule, je vous en supplie, Fortunio.
FORTUNIO
Ce n'est rien ; me voilà remis.
JACQUELINE
Comme il est pâle, et comme son cœur bat ! Voulez-vous vous mouiller les tempes ? prenez ce coussin, prenez ce mouchoir ; vous suis-je tellement odieuse que vous me refusiez cela ?
FORTUNIO
Je me sens mieux, je vous remercie.
JACQUELINE
Comme ces mains-là sont glacées ! Où allez-vous ? vous ne pouvez sortir. Attendez du moins un instant. Puisque je vous fais tant souffrir, laissez-moi du moins vous soigner.
FORTUNIO
C'est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi ce que j'ai pu vous dire ; je n'étais pas maître de mes paroles.
JACQUELINE
Que voulez-vous que je vous pardonne ? Hélas ! c'est vous qui ne pardonnez pas. Mais qui vous presse ? pourquoi me quitter ? vos regards cherchent quelque chose. Ne me reconnaissez-vous pas ? Restez en repos, je vous conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio, vous ne pouvez sortir encore.
FORTUNIO
Non ! adieu ; je ne puis rester.
JACQUELINE
Ah ! je vous ai fait bien du mal !
FORTUNIO
On me demandait quand je suis monté ; adieu, madame, comptez sur moi.
JACQUELINE
Vous reverrai-je ?
FORTUNIO
Si vous voulez.
JACQUELINE
Monterez-vous ce soir au salon ?
FORTUNIO
Si cela vous plaît.
JACQUELINE
Vous partez donc ? — encore un instant !
FORTUNIO
Adieu, adieu ! je ne puis rester.
(Il sort.)
JACQUELINE(appelle.)
Fortunio ! écoutez-moi !
FORTUNIO(rentrant.)
Que me voulez-vous, Jacqueline ?
JACQUELINE
Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux pas vous demander pardon ; je ne veux revenir sur rien ; je ne veux pas me justifier. Vous êtes bon, brave et sincère ; j'ai été fausse et déloyale : je ne peux pas vous quitter ainsi.
FORTUNIO
Je vous pardonne de tout mon cœur.
JACQUELINE
Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous ? que voulez-vous faire ? comment se peut-il, sachant tout, que vous soyez revenu ici ?
FORTUNIO
Vous m'aviez fait demander.
JACQUELINE
Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à ce rendez-vous. Est-ce que vous y seriez venu ?
FORTUNIO
Oui, si c'était pour vous rendre service, et je vous avoue que je le croyais.
JACQUELINE
Pourquoi pour me rendre service ?
FORTUNIO
Madelon m'a dit quelques mots…
JACQUELINE
Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce jardin !
FORTUNIO
Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c'est que je mourrais de bon cœur pour vous, et le second, c'est que je ne mentais jamais.
JACQUELINE
Vous le saviez et vous veniez ! Songez-vous à ce que vous dites ? Il s'agissait d'un guet-apens.
FORTUNIO
Je savais tout.
JACQUELINE
Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être, traîné en prison ; que sais-je ? c'est horrible à dire.
FORTUNIO
Je savais tout.
JACQUELINE
Vous saviez tout ? vous saviez tout ? Vous étiez caché là, hier, dans cette alcôve, derrière ce rideau. Vous écoutiez, n'est-il pas vrai ? vous saviez encore tout, n'est-ce pas ?
FORTUNIO
Oui.
JACQUELINE
Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous raille, et que je vous tue ? vous saviez que j'aime Clavaroche et qu'il me fait faire tout ce qu'il veut ? que je joue une comédie ? que là, hier, je vous ai pris pour dupe ? que je suis lâche et méprisable ? que je vous expose à la mort par plaisir ? Vous saviez tout, vous en étiez sûr ? Eh bien ! eh bien !… qu'est-ce que vous savez maintenant ?
FORTUNIO
Mais, Jacqueline, je crois… je sais…
JACQUELINE
Sais-tu que je t'aime, enfant que tu es ? qu'il faut que tu me pardonnes ou que je meure ; et que je te le demande à genoux ?
Un caprice, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1837, explore les subtilités des sentiments et les jeux d’amour dans un cadre bourgeois. L’histoire met en scène...
On ne saurait penser à tout, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, explore les petites absurdités de la vie conjugale et les quiproquos liés aux...
On ne badine pas avec l’amour, drame en trois actes écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte une histoire d'amour tragique où les jeux de séduction et de fierté...
Louison, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, met en scène une situation légère et pleine de malice autour des thèmes de l’amour, de la jalousie...
Lorenzaccio, drame romantique écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte l’histoire de Lorenzo de Médicis, surnommé Lorenzaccio, un jeune homme partagé entre ses idéaux de liberté et le cynisme...