Le Chandelier
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ACTE DEUXIÈME - Scène première

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME - Scène première


(Un salon.)

CLAVAROCHE(devant une glace.)
En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une oreille, et au milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de chambre ! On court, on vole ; il n'est plus temps, le mari est rentré ; la pluie tombe, il faut faire le pied de grue, une heure durant. Avisez-vous d'être malade ou seulement de mauvaise humeur ! Point ; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude, le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en possession, depuis qu'il y a des proverbes, du privilège d'augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne croyait vous donner du cœur. En vérité, on représente l'amour avec des ailes et un carquois ; on ferait mieux de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir l'occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches lippées pour courir après quoi, de grâce ? après l'ombre de leur orgueil ! Mais la garnison dure six mois ; on ne peut pas toujours aller au café ; les comédiens de province ennuient, on se regarde dans un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine ; c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode de tout sans trop faire le difficile.(Entre Jacqueline.)
Eh bien ! ma chère, qu'avez-vous fait ? Avez-vous suivi mes conseils, et sommes-nous hors de danger ?

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Comment vous y êtes-vous prise ? vous allez me conter cela. Est-ce un des clercs de maître André qui s'est chargé de notre salut ?

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas plus d'esprit que vous. Vous avez fait venir, n'est-ce pas, le bon jeune homme à votre boudoir ? Je le vois d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si peu de temps ?

JACQUELINE
Le premier venu ; je n'en sais rien.

CLAVAROCHE
Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de nous endiabler ! Et votre mari, comment voit-il la chose ? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà l'aiguille aimantée ? commence-t-elle à se détourner ?

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Parbleu ! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête d'examiner cette comédie, d'en observer les ressorts et les gestes, et d'y jouer moi-même mon rôle. Et l'humble esclave, je vous prie, depuis que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous ? Je parierais que je l'ai rencontré comme je montais : un visage affairé et une encolure à cela. Est-il déjà installé dans sa charge ? s'acquitte-t-il des soins indispensables avec quelque facilité ? porte-t-il déjà vos couleurs ? met-il l'écran devant le feu ? a-t-il hasardé quelques mots d'amour craintif et de respectueuse tendresse ? êtes-vous contente de lui ?

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Et, comme acompte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins d'une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu'il est permis de soupirer pour eux ? A-t-il déjà obtenu quelque grâce ? Voyons, franchement, où en êtes-vous ? Avez-vous croisé le regard ? avez-vous engagé le fer ? C'est bien le moins qu'on l'encourage pour le service qu'il nous rend.

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Qu'avez-vous donc ? Vous êtes rêveuse et vous répondez à demi.

JACQUELINE
J'ai fait ce que vous m'avez dit.

CLAVAROCHE
En avez-vous quelque regret ?

JACQUELINE
Non.

CLAVAROCHE
Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous inquiète.

JACQUELINE
Non.

CLAVAROCHE
Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie ? Laissez donc, tout cela n'est rien.

JACQUELINE
Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde me donnerait-il tort, et à vous peut-être raison ?

CLAVAROCHE
Bon ! c'est un jeu, c'est une misère ; ne m'aimez-vous pas, Jacqueline ?

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Eh bien donc ! qui peut vous fâcher ? N'est-ce donc pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout cela ?

JACQUELINE
Oui.

CLAVAROCHE
Je vous assure que cela m'amuse et que je n'y regarde pas de si près.

JACQUELINE
Silence ! l'heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.

CLAVAROCHE
Est-ce notre homme qui est avec lui ?

JACQUELINE
C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.
(Entrent maître André et Fortunio.)

MAÎTRE ANDRÉ
Non ! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler d'une affaire. Je veux qu'on s'évertue à danser et qu'il ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n'entends qu'à bien dîner.

CLAVAROCHE
Peste ! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.

MAÎTRE ANDRÉ
Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. J'ai soupçonné injustement ma femme ; j'ai fait mettre le piège à loup devant la porte de mon jardin, j'y ai trouvé mon chat ce matin ; c'est bien fait ; je l'ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle m'a pardonné.

JACQUELINE
C'est bon, je n'ai pas de rancune ; obligez-moi de n'en plus parler.

MAÎTRE ANDRÉ
Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit partout dans la ville, et j'ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre ; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l'avenir.

CLAVAROCHE
Voilà agir en digne mari ; je reconnais là maître André.

MAÎTRE ANDRÉ
Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous ? Nous avons aujourd'hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le bienvenu.

CLAVAROCHE
C'est trop d'honneur que vous me faites.

MAÎTRE ANDRÉ
Je vous présente un nouvel hôte ; c'est un de mes clercs, capitaine. Hé ! hé ! (cedant arma togæ)
. Ce n'est pas pour vous faire injure ; le petit drôle a de l'esprit ; il vient faire la cour à ma femme.

CLAVAROCHE
Monsieur, peut-on vous demander votre nom ? Je suis ravi de faire votre connaissance.
(Fortunio salue.)

MAÎTRE ANDRÉ
Fortunio. C'est un nom heureux. À vous dire vrai, voilà tantôt un an qu'il travaillait à mon étude, et je ne m'étais pas aperçu de tout le mérite qu'il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n'y aurais jamais songé. Son écriture n'est pas très nette ; et il me fait des accolades qui ne sont pas exemptes de reproche ; mais ma femme a besoin de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son zèle. C'est leur secret ; nous autres maris nous ne mettons point le nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de peu de prix ; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise ! nous le recevrons de notre mieux.

FORTUNIO
Je ferai tout pour m'en rendre digne.

MAÎTRE ANDRÉ(à Clavaroche.)
Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline s'amuse sans moi comme elle l'entend. Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville ; le médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix ; il est, d'ailleurs, de bonne famille, et ses parents l'ont bien élevé ; c'est un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui.

CLAVAROCHE
Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service ; c'est une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer.

FORTUNIO
Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le remercier.

CLAVAROCHE
Touchez là ! l'honneur est pour moi si vous me comptez pour un ami.

MAÎTRE ANDRÉ
Allons ! voilà qui est à merveille. Vive la joie ! La nappe nous attend ; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin.

CLAVAROCHE(bas à Jacqueline.)
Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme je m'y étais attendu.

JACQUELINE(bas.)
Sa confiance et sa jalousie dépendent d'un mot et du vent qui souffle.

CLAVAROCHE(de même.)
Mais ce n'est pas cela qu'il nous faut. Si cela prend cette tournure, nous n'avons que faire de votre clerc.

JACQUELINE(de même.)
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
(Ils sortent.)


ACTE DEUXIÈME - Scène première

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