Le Chandelier
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ACTE DEUXIÈME - Scène IV

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME - Scène IV


(La chambre de Jacqueline.ENTRE FORTUNIO.)

FORTUNIO
Est-il un homme plus heureux que moi ? J'en suis certain, Jacqueline m'aime, et à tous les signes qu'elle m'en donne, il n'y a pas à s'y tromper. Déjà me voilà bien reçu, fêté, choyé dans la maison. Elle m'a fait mettre à table à côté d'elle ; si elle sort, je l'accompagnerai. Quelle douceur, quelle voix, quel sourire ! Quand son regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me passe par le corps ; j'ai une joie qui me prend à la gorge ; je lui sauterais au cou si je ne me retenais. Non ; — plus j'y pense, plus je réfléchis, les moindres signes, les plus légères faveurs, tout est certain ; elle m'aime, elle m'aime, et je serais un sot fieffé si je feignais de ne pas le voir. Lorsque j'ai chanté tout à l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux ! Allons ! ne perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui renferme quelques bijoux ; c'est une commission secrète, et Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.

JACQUELINE
Êtes-vous là, Fortunio ?
(Entre Jacqueline.)

FORTUNIO
Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez demandé.

JACQUELINE
Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous.

FORTUNIO
Comment vous dire ce que j'éprouve ? Un regard de vos yeux a changé mon sort, et je ne vis que pour vous servir.

JACQUELINE
Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson tout à l'heure. Pour qui est-ce donc qu'elle est faite ? Me la voulez-vous donner par écrit ?

FORTUNIO
Elle est faite pour vous, madame ; je meurs d'amour, et ma vie est à vous.
(Il se jette à genoux.)

JACQUELINE
Vraiment ! je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.

FORTUNIO
Ah ! Jacqueline, ayez pitié de moi ; ce n'est pas d'hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue ; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous ; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l'aimais ; je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas ! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir.

JACQUELINE
Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux ans que vous m'aimez, mais je souris de ce que je pense qu'il y aura deux jours demain.

FORTUNIO
Que je vous perde si la vérité ne m'est aussi chère que mon amour ! que je vous perde s'il n'y a deux ans que je n'existe que pour vous !

JACQUELINE
Levez-vous donc ; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait de moi ?

FORTUNIO
Non ! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que vous ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour, du moins n'en douterez-vous pas.

JACQUELINE
Est-ce une entreprise que vous faites ?

FORTUNIO
Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d'espérance. Je ne sais si je vis ou si je meurs ; comment j'ai osé vous parler, je n'en sais rien. Ma raison est perdue ; j'aime, je souffre ; il faut que vous le sachiez, que vous le voyiez, que vous me plaigniez.

JACQUELINE
Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné ? Allons ! levez-vous, je le veux.

FORTUNIO(se levant.)
Vous croyez donc à mon amour ?

JACQUELINE
Non, je n'y crois pas ; cela m'arrange de n'y pas croire.

FORTUNIO
C'est impossible ! vous n'en pouvez douter.

JACQUELINE
Bah ! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.

FORTUNIO
De grâce ! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris à tromper ? Je suis un enfant né d'hier, et je n'ai jamais aimé personne, si ce n'est vous qui l'ignoriez.

JACQUELINE
Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l'avais vu.

FORTUNIO
Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire ?

JACQUELINE
Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon.

FORTUNIO
Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela ?

JACQUELINE
Je vous l'ai déjà dit hier, cela se conçoit : vous êtes jeune, et à l'âge où le cœur est riche, on n'a pas les lèvres avares.

FORTUNIO
Que faut-il faire pour vous convaincre ? Je vous en prie, dites-le-moi.

JACQUELINE
Vous demandez un joli conseil. Eh bien ! il faudrait le prouver.

FORTUNIO
Seigneur mon Dieu, je n'ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles qu'on aime ? Quoi ! me voilà à genoux devant vous ; mon cœur à chaque battement voudrait s'élancer sur vos lèvres ; ce qui m'a jeté à vos pieds, c'est une douleur qui m'écrase, que je combats depuis deux ans, que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule ? Je ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore ? Vous niez même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir devant vous ? Ah ! c'est plus cruel qu'un refus ! c'est plus affreux que le mépris ! L'indifférence elle-même peut croire, et je n'ai pas mérité cela.

JACQUELINE
Debout ! on vient. Je vous crois, je vous aime ; sortez par le petit escalier, revenez en bas, j'y serai.
(Elle sort.)

FORTUNIO(seul.)
Elle m'aime ! Jacqueline m'aime ! elle s'éloigne, elle me quitte ainsi ! Non ! je ne puis descendre encore. Silence ! on approche ; quelqu'un l'a arrêtée ; on vient ici. Vite, sortons !(Il lève la tapisserie.)
Ah ! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir ; comment faire ? Si je descends par l'autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent.

CLAVAROCHE(en dehors.)
Venez donc, venez donc un peu.

FORTUNIO
C'est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite et attendons ; il ne faut pas qu'on me voie ici.
(Il se cache dans le fond de l'alcôve. — Entrent Clavaroche et Jacqueline.)

CLAVAROCHE(se jetant sur un sofa.)
Parbleu ! madame, je vous cherchais partout ; que faisiez-vous donc toute seule ?

JACQUELINE(à part.)
Dieu soit loué, Fortunio est parti !

CLAVAROCHE
Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment pas supportable. Qu'ai-je à faire avec maître André, je vous prie ? Et justement vous nous laissez ensemble quand le vin joyeux de l'époux doit me rendre plus précieux l'aimable entretien de la femme.

FORTUNIO(caché.)
C'est singulier ; que veut dire ceci ?

CLAVAROCHE(ouvrant l'écrin qui est sur la table.)
Voyons un peu. Sont-ce des anneaux ? et dites-moi, qu'en voulez-vous faire ? Est-ce que vous faites un cadeau ?

JACQUELINE
Vous savez bien que c'est notre fable.

CLAVAROCHE
Mais, en conscience, c'est de l'or ! Si vous comptez tous les matins user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir… À propos, que ce dîner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre jeune initié !

FORTUNIO(caché.)
Initié ! à quel mystère ? est-ce de moi qu'il veut parler ?

CLAVAROCHE
La chaîne est belle ; c'est un bijou de prix. Vous avez eu là une singulière idée.

FORTUNIO(de même.)
Ah ! il paraît qu'il est aussi dans la confidence de Jacqueline.

CLAVAROCHE
Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu'il a soulevé son verre ! Qu'il m'a réjoui avec ses coussins, et qu'il faisait plaisir à voir !

FORTUNIO(de même.)
Assurément, c'est de moi qu'il parle, et il s'agit du dîner de tantôt.

CLAVAROCHE
Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l'a fourni.

FORTUNIO(de même.)
Rendre la chaîne ! et pourquoi donc ?

CLAVAROCHE
Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien remarqué ; il en avait, Dieu me pardonne, la larme à l'œil pour tout de bon.

FORTUNIO(de même.)
Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve ? suis-je éveillé ? Qu'est-ce donc que ce Clavaroche ?

CLAVAROCHE
Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus loin. À quoi bon un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus ? Ces maris ne manquent jamais d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce qui est arrivé ! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler sur le chandelier.

JACQUELINE
Qui peut savoir ce qui arrivera ? Avec ce caractère-là il n'y a jamais rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer d'embarras.

FORTUNIO(de même.)
Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes ces paroles sont des énigmes.

CLAVAROCHE
Je suis d'avis de le congédier.

JACQUELINE
Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas moi que je consulte. Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu'il serait de mon choix ? Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une bourrasque ? Il ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité.

CLAVAROCHE
Tu crois ?

FORTUNIO(de même.)
Sang du Christ ! il est son amant.

CLAVAROCHE
Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d'un peu loin, et le mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais en tête, eh bien ? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d'eau vive ; il est friand de l'hameçon.

JACQUELINE
Il me semble qu'on a remué.

CLAVAROCHE
Oui ; j'ai cru entendre un soupir.

JACQUELINE
C'est probablement Madeleine ; elle range dans le cabinet.


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