Le Chandelier
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ACTE PREMIER - Scène première

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène première


(Une chambre à coucher.JACQUELINE, DANS SON LIT. ENTRE MAÎTRE ANDRÉ, EN ROBE DE CHAMBRE.)

MAÎTRE ANDRÉ
Holà ! ma femme ! hé ! Jacqueline ! hé ! holà ! Jacqueline ! ma femme ! La peste soit de l'endormie ! Hé ! hé ! ma femme ! éveillez-vous ! Holà ! holà ! levez-vous, Jacqueline ! – Comme elle dort ! Holà, holà, holà ! hé, hé, hé ! ma femme, ma femme, ma femme ! c'est moi, André, votre mari, qui ai à vous parler de choses sérieuses. Hé, hé ! pstt, pstt ! hem ! brum, brum ! pstt ! Jacqueline, êtes-vous morte ? Si vous ne vous éveillez tout à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau.

JACQUELINE
Qu'est-ce que c'est, mon bon ami ?

MAÎTRE ANDRÉ
Vertu de ma vie ! ce n'est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer les bras ? c'est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j'ai à vous parler. Hier au soir, Landry, mon clerc…

JACQUELINE
Eh mais ! bon Dieu ! il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître André, de m'éveiller ainsi sans raison ? De grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes malade ?

MAÎTRE ANDRÉ
Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J'ai à vous parler maintenant ; songez d'abord à m'écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry, mon clerc ; vous le connaissez bien…

JACQUELINE
Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît ?

MAÎTRE ANDRÉ
Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis ; il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai pas sujet de rire. Mon honneur, madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l'explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, a vu, cette nuit…

JACQUELINE
Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m'avertir tantôt. N'est-ce pas à moi, mon cher cœur, de vous soigner et de vous veiller ?

MAÎTRE ANDRÉ
Je me porte bien, vous dis-je ; êtes-vous d'humeur à m'écouter ?

JACQUELINE
Eh ! mon Dieu ! vous me faites peur ; est-ce qu'on nous aurait volés ?

MAÎTRE ANDRÉ
Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m'éveiller, pour me remettre certain travail qu'il s'était chargé de finir cette nuit. Comme il était dans mon étude…

JACQUELINE
Ah ! sainte Vierge ! j'en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce café où vous allez.

MAÎTRE ANDRÉ
Non, non, je n'ai point eu de querelle, et il ne m'est rien arrivé. Ne voulez-vous pas m'écouter ? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu un homme cette nuit se glisser par votre fenêtre.

JACQUELINE
Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.

MAÎTRE ANDRÉ
Ah çà ! ma femme, êtes-vous sourde ? Vous avez un amant, Madame ; cela est-il clair ? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu'est-ce que cela signifie ?

JACQUELINE
Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.

MAÎTRE ANDRÉ
Le voilà ouvert ; vous bâillerez après dîner ; Dieu merci, vous n'y manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline ! Je suis un homme d'humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. J'étais l'ami de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme. J'ai résolu, en venant ici, de vous traiter avec douceur ; et vous voyez que je le fais, puisque, avant de vous condamner, je veux m'en rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez garde. Il y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne ! bonne quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je nourris depuis longtemps.

JACQUELINE
Ah ! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui a remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis ; vous ne parliez pas de ce ton ; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour et de bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres. Mais quoi ! la jalousie vous pousse ; depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la porte de votre cœur. De quoi servirait l'évidence ? l'innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez plus, puisque vous m'accusez.

MAÎTRE ANDRÉ
Voilà qui est bon, Jacqueline ; il ne s'agit pas de cela. Landry, mon clerc, a vu un homme…

JACQUELINE
Eh ! mon Dieu ! j'ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me rebattre ainsi la tête ? C'est une fatigue qui n'est pas supportable.

MAÎTRE ANDRÉ
À quoi tient-il que vous ne répondiez ?

JACQUELINE(pleurant.)
Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse ! qu'est-ce que je vais devenir ? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort, vous ferez de moi ce qui vous plaira ; vous êtes homme, et je suis femme ; la force est de votre côté. Je suis résignée ; je m'y attendais ; vous saisissez le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n'ai plus qu'à partir d'ici ; je m'en irai avec ma fille dans un couvent, dans un désert, s'il est possible ; j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai dans mon cœur le souvenir du temps qui n'est plus.

MAÎTRE ANDRÉ
Ma femme, ma femme ! pour l'amour de Dieu et des saints, est-ce que vous vous moquez de moi ?

JACQUELINE
Ah çà ! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites ?

MAÎTRE ANDRÉ
Si ce que je dis est sérieux ? Jour de Dieu ! la patience m'échappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.

JACQUELINE
Vous, en justice ?

MAÎTRE ANDRÉ
Moi, en justice ; il y a de quoi faire damner un homme, d'avoir affaire à une telle mule ; je n'avais jamais ouï dire qu'on pût être aussi entêté.

JACQUELINE(sautant à bas du lit.)
Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre ? l'avez-vous vu, monsieur, oui ou non ?

MAÎTRE ANDRÉ
Je ne l'ai pas vu de mes yeux.

JACQUELINE
Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice ?

MAÎTRE ANDRÉ
Oui, par le ciel ! si vous ne répondez.

JACQUELINE
Savez-vous une chose, maître André, que ma grand'mère a apprise de la sienne ? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la consulter. Quand on a des doutes, on les lève ; quand on manque de preuves, on se tait ; et quand on ne peut pas démontrer qu'on a raison, on a tort. Allons ! venez ; sortons d'ici.

MAÎTRE ANDRÉ
C'est donc ainsi que vous le prenez ?

JACQUELINE
Oui, c'est ainsi ; marchez, je vous suis.

MAÎTRE ANDRÉ
Et où veux-tu que j'aille à cette heure ?

JACQUELINE
En justice.

MAÎTRE ANDRÉ
Mais, Jacqueline…

JACQUELINE
Marchez, marchez ; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain.

MAÎTRE ANDRÉ
Allons, voyons ! calme-toi un peu.

JACQUELINE
Non ; vous voulez me mener en justice, et j'y veux aller de ce pas.

MAÎTRE ANDRÉ
Que diras-tu pour ta défense ? dis-le-moi aussi bien maintenant.

JACQUELINE
Non, je ne veux rien dire ici.

MAÎTRE ANDRÉ
Pourquoi ?

JACQUELINE
Parce que je veux aller en justice.

MAÎTRE ANDRÉ
Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde ! je m'en vais faire une maladie. Comment ? quoi ? cela est possible ? J'étais dans mon lit ; je dormais, et je prends les murs à témoin que c'était de toute mon âme. Landry, mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a médit de personne, le plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre ; il me le dit, je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous demande pour toute grâce de m'expliquer ce que cela signifie, et vous me dites des injures ! vous me traitez de furieux, jusqu'à vous élancer du lit et à me saisir à la gorge ! Non, cela passe toute idée ; je serai hors d'état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme ! c'est vous qui me traitez ainsi.

JACQUELINE
Allez, allez ! vous êtes un pauvre homme.

MAÎTRE ANDRÉ
Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te fait de me répondre ? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement ? Hélas ! mon Dieu ! un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? C'était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre ; ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d'en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas ; je ne saurais te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait aller jusqu'à escalader nos fenêtres ? Tu n'en sais rien, je le vois bien ; ce n'est pas toi qui les encourages ; ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons ! donne la main ; est-ce que tu m'en veux, Jacqueline ?

JACQUELINE
Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en justice ! Lorsque ma mère le saura, elle vous fera bon visage !

MAÎTRE ANDRÉ
Eh ! mon enfant, ne le lui dis pas. À quoi bon faire part aux autres de nos petites brouilleries ? Ce sont quelques légers nuages qui passent un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.

JACQUELINE
À la bonne heure ! touchez là.

MAÎTRE ANDRÉ
Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes ? Est-ce que je n'ai pas en toi la plus aveugle confiance ? Est-ce que depuis deux ans tu ne m'as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline ? Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à fait dans ta chambre ; en traversant le péristyle, on va par là au potager ; je ne serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers. Va, va ! je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l'allée ; nous rirons demain tous les deux.

JACQUELINE
Je tombe de fatigue, et vous m'avez éveillée bien mal à propos.

MAÎTRE ANDRÉ
Recouche-toi, ma chère petite, je m'en vais, je te laisse ici. Allons ! adieu, n'y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans ton appartement ; je n'ai pas ouvert une armoire ; je t'en crois sur parole. Il me semble que je t'en aime cent fois plus de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. Tantôt je réparerai tout cela ; nous irons à la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai.
(Il sort. — Jacqueline, seule, ouvre une armoire ; on y aperçoit accroupi le capitaine Clavaroche.)

CLAVAROCHE(sortant de l'armoire.)
Ouf !

JACQUELINE
Vite, sortez ! mon mari est jaloux ; on vous a vu, mais non reconnu ; vous ne pouvez pas revenir ici. Comment étiez-vous là-dedans ?

CLAVAROCHE
À merveille.

JACQUELINE
Nous n'avons pas de temps à perdre ; qu'allons-nous faire ? Il faut nous voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre ? Le jardinier y sera ce soir ; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre ; d'aller ailleurs, impossible ici ; tout est à jour dans une petite ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.

CLAVAROCHE
J'ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon sabre m'est entrée dans les côtes. Pouah ! c'est à croire que je sors d'un moulin.

JACQUELINE
Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait, je serais perdue ; ma mère me mettrait au couvent. Landry, un clerc, vous a vu passer, il me le payera. Que faire ? quel moyen ? répondez ! Vous êtes pâle comme la mort.

CLAVAROCHE
J'avais une position fausse quand vous avez poussé le battant, en sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité d'histoire naturelle dans un bocal d'esprit-de-vin.

JACQUELINE
Eh bien ! voyons ! que ferons-nous ?

CLAVAROCHE
Bon ! il n'y a rien de si facile.

JACQUELINE
Mais encore ?

CLAVAROCHE
Je n'en sais rien ; mais rien n'est plus aisé. M'en croyez-vous à ma première affaire ? Je suis rompu ; donnez-moi un verre d'eau.

JACQUELINE
Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la ferme.

CLAVAROCHE
Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes animaux ! Voilà un uniforme dans un joli état, et je serai beau à la parade !(Il boit.)
Avez-vous une brosse ici ? Le diable m'emporte ! avec cette poussière, il m'a fallu un courage d'enfer pour m'empêcher d'éternuer.

JACQUELINE
Voilà ma toilette, prenez ce qu'il vous faut.

CLAVAROCHE(se brossant la tête.)
À quoi bon aller à la ferme ? Votre mari est, à tout prendre, d'assez douce composition. Est-ce que c'est une habitude que ces apparitions nocturnes ?

JACQUELINE
Non, Dieu merci ! J'en suis encore tremblante. Mais songez donc qu'avec les idées qu'il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.

CLAVAROCHE
Pourquoi sur moi ?

JACQUELINE
Pourquoi ? Mais,… je ne sais ;… il me semble que cela doit être. Tenez ! Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque chose des spectres : on la pressent sans la toucher.

CLAVAROCHE(ajustant son uniforme.)
Bah ! ce sont les grands parents et les juges de paix qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c'est que tout ce qui ne se sait pas s'ignore, et par conséquent n'existe pas. J'ai l'air de dire une bêtise ; réfléchissez, vous verrez que c'est vrai.

JACQUELINE
Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j'ai une peur qui est pire que le mal.

CLAVAROCHE
Patience, nous arrangerons cela.

JACQUELINE
Comment ? Partez, voilà le jour.

CLAVAROCHE
Eh ! bon Dieu ! quelle tête folle ! Vous êtes jolie comme un ange avec vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez-vous là, et raisonnons de nos affaires. Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé. La cruelle armoire que vous avez là ! il ne fait pas bon être de vos nippes.

JACQUELINE
Ne riez donc pas, vous me faites frémir.

CLAVAROCHE
Eh bien ! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire mes principes. Quand on rencontre sur sa route l'espèce de bête malfaisante qui s'appelle un mari jaloux…

JACQUELINE
Ah ! Clavaroche, par égard pour moi !

CLAVAROCHE
Je vous ai choquée ?
(Il l'embrasse.)

JACQUELINE
Au moins parlez plus bas.

CLAVAROCHE
Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. Le premier, c'est de se quitter. Mais celui- là, nous n'en voulons guère.

JACQUELINE
Vous me ferez mourir de peur.

CLAVAROCHE
Le second, le meilleur incontestablement, c'est de n'y pas prendre garde, et au besoin…

JACQUELINE
Eh bien ?

CLAVAROCHE
Non, celui-là ne vaut rien non plus ; vous avez un mari de plume ; il faut garder l'épée au fourreau. Reste donc alors le troisième ; c'est de trouver un chandelier.

JACQUELINE
Un chandelier ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

CLAVAROCHE
Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin ; qui, lorsqu'une femme se lève pour danser, va gravement s'asseoir sur sa chaise et la suit dans la foule d'un œil mélancolique, en jouant avec son éventail ; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de boire ; l'accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir ; bourdonne sans cesse autour d'elle, assiège son oreille d'une pluie de fadaises. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte, il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui qui court, se précipite, et va le chercher là où il est ; car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans lumière. Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il s'est bientôt fait prendre en grippe. Y a-t-il fête quelque part, où la belle ait envie d'aller ? il s'est rasé au point du jour, il est depuis midi sur la place ou sur la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, il n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne en valsant le bout de ses doigts, qu'il serre avec amour ; il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de galas ; mais le cabinet leur est clos ; ce ne sont pas leurs affaires. En un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables ; il a tout ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le mystère heureux ; il sert de paravent à tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est jaloux, c'est de lui ; tient-on des propos ? c'est sur son compte ; c'est lui qu'on mettra à la porte un beau matin que les valets auront entendu marcher la nuit dans l'appartement de madame ; c'est lui qu'on épie en secret ; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont décachetées par la belle-mère ; il va, il vient, il s'inquiète, on le laisse ramer, c'est son œuvre, moyennant quoi, l'amant discret et la très innocente amie, couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des curieux.

JACQUELINE
Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie que j'en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom baroque de (chandelier)
 ?

CLAVAROCHE
Eh ! mais ; c'est que c'est lui qui porte la…

JACQUELINE
C'est bon, c'est bon, je vous comprends.

CLAVAROCHE
Voyez, ma chère : parmi vos amis, n'auriez-vous point quelque bonne âme capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi, n'est pas sans douceur ? Cherchez, voyez, pensez à cela.(Il regarde à sa montre.)
Sept heures ! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine d'aujourd'hui.

JACQUELINE
Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne ; et puis c'est une tromperie dont je n'aurais pas le courage. Quoi ! encourager un jeune homme, l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut souffrir ? C'est une rouerie que vous me proposez.

CLAVAROCHE
Aimez-vous mieux que je vous perde ! et dans l'embarras où nous sommes, ne voyez-vous pas qu'à tout prix il faut détourner les soupçons ?

JACQUELINE
Pourquoi les faire tomber sur un autre ?

CLAVAROCHE
Eh ! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère, les soupçons d'un mari jaloux ne sauraient planer dans l'espace ; ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu'ils se posent tôt ou tard, et le plus sûr est de leur faire un nid.

JACQUELINE
Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me compromettre très réellement ?

CLAVAROCHE
Plaisantez-vous ? Est-ce que, le jour des preuves, vous n'êtes pas toujours à même de démontrer votre innocence ? Un amoureux n'est pas un amant.

JACQUELINE
Eh bien !… mais le temps presse. Qui voulez-vous ? Désignez-moi quelqu'un.

CLAVAROCHE(à la fenêtre.)
Tenez ! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d'un arbre ; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre eux ; quand je reviendrai, qu'il y en ait un amoureux fou de vous.

JACQUELINE
Comment cela serait-il possible ? Je ne leur ai jamais dit un mot.

CLAVAROCHE
Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève ? Allons ! Jacqueline, consentez.

JACQUELINE
N'y comptez pas ; je n'en ferai rien.

CLAVAROCHE
Touchez là ; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde ; vous êtes fine, jeune et jolie, amoureuse… un peu, n'est-il pas vrai, madame ? À l'ouvrage ! un coup de filet !

JACQUELINE
Vous êtes hardi, Clavaroche.

CLAVAROCHE
Fier et hardi ; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver.
(Il sort.)


ACTE PREMIER - Scène première

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