Acte III - SCÈNE PREMIÈRE


(LA COMTESSE, SUZANNE D'ÉGLOU)

LA COMTESSE
Valderose à présent, m'aime assez. Quand j'aurai
Tendu l'ardeur de son désir exaspéré,
Il ne craindra plus rien et frappera le comte
Comme on tue une bête.

SUZANNE D'ÉGLOU
Et vous n'avez point honte ?

LA COMTESSE
La honte n'entre pas aux cœurs comme le mien.
Que t'importe après tout ? Cet homme ne t'est rien,
Et c'est moi qui mourrai s'il continue à vivre.
Le voir, le front sanglant, comme un bœuf abattu.
Je hais sa bonté même et jusqu'à sa vertu ;
Je hais sa confiance en moi, son ignorance
Calme de mon mépris pour lui, de ma souffrance
Et de l'amour que j'ai pour l'autre, et le respect,
L'estime dont chacun se pâme à son aspect ;
Mais il m'est odieux surtout parce qu'il m'aime.
Sa tendresse m'emplit d'un dégoût de moi-même.
L'exaspération que j'en ai me poursuit
Tout le jour et me hante encor toute la nuit.
Avec un homme aimé, douce est la servitude,
Son vouloir vous devient une chère habitude ;
Mais lorsqu'on hait cet homme auquel on appartient,
Qu'on n'est plus qu'une chair à lui, son corps, son bien,
Que tout ce qu'il vous dit vous parait un outrage,
A force d'en souffrir, il se peut qu'on enrage.
Alors, ainsi que fait un chien baveux qui mord,
Vos paroles, vos yeux, vos mains jettent la mort ;
Et ce soir, quand il mit sa peau contre ma bouche,
J'espérai ce pouvoir de tuer qui me touche ;
Et son corps a frémi sous mon baiser rendu,
Tant il a bien senti que je l'avais mordu.

SUZANNE D'ÉGLOU
Mais Valderose, en qui votre rage se fie,
Faut-il que cette haine aussi le sacrifie ?
Êtes-vous donc sans cœur, sans pitié, sans pardon ?
Car lui vous aime enfin, madame ; êtes-vous donc
Une femme de marbre ou bien quelque statue
De chair qui fait aimer les hommes et les tue ?
Alors que, poursuivi du forfait accompli,
Il viendra, tout sanglant, aux pieds de votre lit,
Claquant des dents, livide encor de son audace,
Chercher sa récompense entre vos bras de glace,
Et jeter son remords brûlant sur votre sein,
Vous fuirez en criant : "Arrêtez l'assassin !"
Et vous le livrerez, râlant d'amour, cet homme
Qui vous aime, qui vous aime !

LA COMTESSE
Je ferai comme
Tu dis. Mais, pour payer le crime consommé,
Une heure il se croira mon amant bien-aimé,
Et lorsqu'à mes côtés on put dormir une heure,
A mon tour j'ai le droit de vouloir qu'on en meure.

SUZANNE D'ÉGLOU
Ainsi tuer, tuer, toujours tuer ; vos bras
Et vos lèvres font plus de morts que les combats.
Puis, quand on saisira, fou de votre caresse,
Ce misérable enfant, vous, menteuse, traîtresse,
Vous, chaude encor de son baiser, le cœur battant,
Vous courrez à travers le tumulte éclatant
Ouvrir au chef anglais votre amour, et la porte
Qui protège votre hôte et sa royale escorte !
Et vous ne craignez point la vengeance du sang ?
L'homme qu'on tue, après sa mort est plus puissant
Qu'un roi victorieux où passe son armée.
Vous verrez votre vie à tout espoir fermée ;
Vous chercherez en vain assez d'ombre où cacher
Vos remords plus aigus que les traits d'un archer,
Vous sentirez toujours l'enfant qui vous regarde
Dans le jour et la nuit, et vous fuirez, hagarde,
Au fond des bois, hurlant de peur comme les loups.
Adieu !

LA COMTESSE
Quoi ! tu t'en vas ?

SUZANNE D'ÉGLOU
Je vais prier pour vous.

LA COMTESSE
Dieu n'enchaînerait pas ma haine meurtrière.
J'aime, entends-tu ; mon cœur ne craint point ta prière.
J'aime, et dans ce mot-là pitiés, vertus, pudeurs,
Tous les vains sentiments et les fausses grandeurs
Tombent, l'un après l'autre engloutis, comme tombe
Une goutte de pluie en une mer profonde.

SUZANNE D'ÉGLOU
Eh bien ! soit ! Tuez-le ! Qu'il meure ! J'aime mieux
Le voir, le front sanglant, comme un bœuf abattu.
Mais ne vous livrez pas à lui, c'est trop infâme.

LA COMTESSE
Oh ! tu l'aimes donc ?

SUZANNE D'ÉGLOU
Moi ? Non, non, mais je suis femme :
J'ai honte, enfin. Du moins, qu'il meure pur de vous.

LA COMTESSE
Que m'importe cela ? Le voici. Laisse-nous.
(Valderose apparais par la porte de droite. Suzanne d'Églou le regarde fixement pendant qu'il s'approche de la comtesse, mais, comme il ne la voit pas, elle fait un geste désespéré et sort à gauche.)


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