Acte I - SCÈNE V


(LA COMTESSE, SUZANNE D'ÉGLOU)

LA COMTESSE
Je puis enfin rire à mon aise !
Ah ! comme j'ai joué leur naïveté niaise !
Comme une femme est forte et vaut mieux qu'un soldat
Comme la ruse est grande à côté du combat !
C'est de moi qu'est venu ce que tu viens d'entendre.
C'est un piège profond que mes mains ont su tendre.
Écoute… je me fie à ta fidélité ;
Le comte est bien vivant : voilà la vérité.
Mais, en le disant mort, je deviens la maîtresse,
Et je garde les clefs de cette forteresse
Pour celui que j'attends et que j'aime, celui
Dont le nom comme un feu dans mon souvenir luit,
L'Anglais Gautier Romas !

SUZANNE D'ÉGLOU
Qu'as-tu fait là, cousine ?
Tu ne redoutes point la colère divine
Qui punit le parjure et l'infidélité ?

LA COMTESSE
Eh ! que veux-tu ? Pendant longtemps j'ai résisté,
Mais l'amour m'a saisie, a tordu ma pensée,
Comme un lutteur tombé je me sens terrassée.

SUZANNE D'ÉGLOU
Oh ! c'est très mal, cousine.

LA COMTESSE
Ah ! c'est mal. Et pourquoi ?
Avant de l'épouser, j'avais donné ma foi.
Mon père m'a jetée à lui ; lui, vieux, m'a prise,
Comme un objet quelconque et presque par surprise
Et parce qu'avec moi j'apportais un cadeau
Royal, trois grands châteaux et ma jeunesse en dot !
Moi, j'avais peur de lui, j'avais peur de mon père,
Je n'osai dire "non", mais est-ce qu'il espère
Qu'on est maître d'un cœur et qu'on prend un esprit
A cheval et l'épée au flanc comme il me prit,
De même qu'un butin qu'on rapporte ?

SUZANNE D'ÉGLOU
Oh ! prends garde…
Mais, ce soldat qui t'a servi, si quelque garde,
L'enivrant, apprenait par lui ta trahison ?
Un peu de vin suffit pour perdre la raison.

LA COMTESSE (, montrant la cruche de vin.)
Un peu de vin suffit pour perdre la mémoire,
Et je verse l'oubli lorsque je verse à boire.
Il est mort !

SUZANNE D'ÉGLOU
Ton mari, tu le hais. Mais, sinon
Pour lui, pitié du moins pour son nom.

LA COMTESSE
Quoi, son nom ?
Qui connaît hors d'ici sa splendeur dérisoire ?
C'est moi qui lui ferai sa place dans l'Histoire.

SUZANNE D'ÉGLOU
Oui, cousine, c'est vrai, mais par la trahison.

LA COMTESSE
Trahir ! Qui donc trahit dans cette guerre ? Ils ont
Tous trahi ! Jean de France et duc de Normandie
Livra-t-il pas Montfort au Roi par perfidie ?
Et Landerneau ? Guingamp ? Henry de Spinefort,
Traître, a-t-il ouvert Hennebont à Montfort ?
Livra-t-on pas Jugon pour cent deniers de rentes ?
Mais ils ont tous trahi de façons différentes !
L'évêque de Léon ? Laval ? et Malestroit ?
Et d'Harcourt ? Et Clisson, que fit périr le Roi
Par le bras du bourreau ? Cependant, leur mémoire
Est encor respectée et brillante de gloire.
Trahir ?… Ah ! j'ai trahi celui seul que j'aimais,
L'Anglais Gautier Romas, et je veux désormais
Lui demeurer fidèle et lui livrer le comte.
La vengeance est permise et n'est point une honte.
Entre les deux, mon cœur n'eut pas droit de choisir ;
J'étais à lui ; mais l'autre est venu me saisir.
Aujourd'hui, je me rends à mon bien-aimé maître.
Quand on a de l'audace, on cesse d'être un traître !

SUZANNE D'ÉGLOU
Malgré l'audace, on est infidèle et trompeur ;
Puis je t'aime, cousine, et je sens que j'ai peur.
J'ai peur de tout, de moi, de nous, d'un mot, d'un geste.
Un regard qu'on échange, un rien, tout est funeste
Quand on cache en son cœur un périlleux secret.
Un soupçon peut venir.

LA COMTESSE
Qui me soupçonnerait ?

SUZANNE D'ÉGLOU
Si l'on apprend soudain que le comte est à Nantes ?

LA COMTESSE
Qui pourrait en trouver la nouvelle étonnante ?
La ruse est bien ourdie, elle vient du Montfort
Qui voulait s'en servir pour entrer dans ce fort.

SUZANNE D'ÉGLOU
Mais si le comte, enfin, sait sa mort répandue
Avant qu'à ton Anglais ta porte soit rendue,
Pour garder son château, sans doute il reviendra.
Alors, que feras-tu ?…

LA COMTESSE
Rien. Quelqu'un m'aimera.

SUZANNE D'ÉGLOU
Un autre amant ?

LA COMTESSE
Tout homme appartient à la femme.
C'est notre esclave-né, soumis de corps et d'âme.
Ou qu'il soit notre époux bu qu'il soit notre amant,
C'est un jouet d'amour ou terrible ou charmant.
Le Ciel nous l'abandonne. Il reçut en partage
Ce mépris de la mort qu'on appelle courage,
La faiblesse du cœur et la force du bras,
Cette audace qui fait les immenses combats,
Les muscles vigoureux qui supportent les armes ;
Mais nous avons pour nous la puissance des charmes,
L'amour ! et par cela l'homme nous fut livré.
Fauchons ses volontés comme l'herbe d'un pré ;
Tendons nos yeux sur lui comme un filet perfide ;
Avec des mots d'espoir courbons son cœur rigide ;
Poursuivons-le sans cesse, et, quand nous l'avons pris,
Faisons comme le chat qui tient une souris,
Jouons et gardons-le. Dans un péril extrême,
Ayons toujours dans l'ombre un homme qui nous aime.
Il nous importe peu qu'il soit charmant ou laid ;
Il nous importe peu qu'il soit duc ou valet ;
Mais qu'il nous aime assez.

SUZANNE D'ÉGLOU
Quoi ! tu veux un complice ?

LA COMTESSE
Non, un esclave prêt à tout, jusqu'au supplice,
A commettre tout crime, à trahir toute foi,
A mourir, s'il le faut, sur un regard de moi.

SUZANNE D'ÉGLOU
Mais qui ce sera-t-il ?

LA COMTESSE
Je cherchais tout à l'heure.

SUZANNE D'ÉGLOU
Où donc ?

LA COMTESSE
Ici ; j'ai vu que mon sourire effleure,
Sans les faire vibrer, tous ces grossiers soudards.
Ni tumulte en leur cœur, ni feu dans leurs regards.
La foi stupide, seule, en leur poitrine habite,
Et sous aucun amour leur âme ne palpite.
Ils sont finis, ils sont trop bêtes et trop vieux ;
Et, quoique des enfants, les pages valent mieux.

SUZANNE D'ÉGLOU (, se mettant à genoux et prenant les mains de la comtesse.)
Oh ! cousine, je te supplie et je t'implore,
Oh ! ne fais point cela, puisqu'il est temps encore ;
C'est pour toi que je pleure et pour toi que je crains,
Car je t'aime, toi seule.

LA COMTESSE (, la relevant.)
Allons, plus de chagrins,
Et lève-toi !


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