Acte I - SCÈNE PREMIÈRE


(LUC DE KERLEVAN, YVES DE BOISROSÉ, JACQUES DE VALDEROSE, ÉTIENNE DE LOURNYE)
(Luc de Kerlevan, grand, maigre, aux traits accentués, joue aux dés avec Yves de Boisrosé. Ce dernier, fort gros, est étranglé dans un uniforme et porte à tout instant à sa bouche une cruche de vin posée sur la table à café de lui. Verres sur la table.)
(Étienne de Lournye, adossé au mur, les regarde jouer ; il est âgé de dix-huit ou dix-neuf ans.)
(Jacques de Valderose, même âge, est seul debout au milieu de la salle et s'exerce avec une épée de combat.)

JACQUES DE VALDEROSE
Kerlevan, viens ici ; nous allons faire assaut,
Je parie un baiser de ma mie.

LUC DE KERLEVAN (, riant.)
Ah ! bien sot
Qui s'y laisserait prendre ; où diable loge-t-elle ?
Tu l'as donc, si ce n'est qu'une pauvre mortelle,
Cachée en quelque puits, menée en quelque tour ?
Car je n'en sais pas une au pays alentour.
(Boisrosé et Lournye se mettent à rire.)

JACQUES DE VALDEROSE
Excepté toutefois notre belle maîtresse.

LUC DE KERLEVAN
Chut !… Elle est au-dessus et de notre tendresse
Et de notre pensée !

JACQUES DE VALDEROSE
Et Suzanne d'Églou,
Sa cousine ?

LUC DE KERLEVAN
As-tu donc le cou tellement long
Que tu veuilles le faire abattre avec la hache ?
Tais-toi.

JACQUES DE VALDEROSE (, irrité.)
Moi, je n'ai rien dans l'esprit que je cache,
J'ai le cœur assez grand pour aspirer à tout,
Assez haut pour ne rien craindre.

LUC DE KERLEVAN
Tu n'es qu'un fou.

JACQUES DE VALDEROSE
Allons, viens ; je parie un baiser de ma dame ;
Et si je perds, eh bien ! par le Christ et mon âme,
Je te paierai ma dette avant qu'il soit un an !

LUC DE KERLEVAN
Tiens, laisse-moi jouer.

JACQUES DE VALDEROSE
Ah ! tu crains, Kerlevan !

LUC DE KERLEVAN
Je crains que ta beauté soit vieille, borgne ou louche !

JACQUES DE VALDEROSE
Par le ciel, tu seras baisé de telle bouche
Que tu t'en vanteras le reste de tes jours !

LUC DE KERLEVAN
Toi, tu seras baisé par le bec des vautours !

JACQUES DE VALDEROSE
As-tu peur ? As-tu peur ?

LUC DE KERLEVAN (, se levant.)
Eh bien ! soit, mais prends garde,
Je te malmènerai, Jacques.
(Boisrosé et Lournye s'approchent pour voir.)

JACQUES DE VALDEROSE
Qu'on nous regarde.

YVES DE BOISROSÉ (, riant en faisant danser son ventre.)
Son épée est, ma foi, plus haute que son front.
Çà, lequel soutient l'autre ?

JACQUES DE VALDEROSE
Oh ! toi, l'homme tout rond,
Je te défie après.

YVES DE BOISROSÉ (, riant.)
Tu n'y tiendras plus guère !
Mon gros ventre est sorti sans trou de tant de guerres
Qu'on ne le crève pas.
(Jacques de Valderose porte à Kerlevan plusieurs bottes sans pouvoir l'atteindre. Celui-ci, d'un revers de son épée, désarme le page et jette sa toque à dix mètres de lui, puis pose son arme tranquillement contre le mur.)

YVES DE BOISROSÉ
C'est pour toi, cette fois ;
Kerlevan la veut jeune avec un frais minois.

ÉTIENNE DE LOURNYE (, ramassant la toque de son camarade.)
Il aurait pu du coup te fendre la cervelle.


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