Acte III - SCÈNE IV


(LE COMTE, LA COMTESSE)

LA COMTESSE (, lui passant ses bras autour du cou.)
Enfin, nous sommes seuls, mon doux Seigneur et Maître,
Votre amour avec vous m'est-il rendu ?

LE COMTE (, grave.)
Peut-être.

LA COMTESSE (, avec inquiétude.)
Quoi ? Qu'avez-vous ?

LE COMTE (, tendrement, mais un peu vite.)
Je veux dire qu'à ton côté,
Lorsque je suis parti, mon amour est resté.
Où que j'aille, mon cœur auprès de toi demeure.
Pour ne plus nous aimer il faut qu'un de nous meure.

LA COMTESSE (, l'entraînant vers l'estrade où sont les lits.)
Viens, la nuit sera longue !

LE COMTE (, lentement.)
Autant que tous les jours
Où j'ai souffert, bien longue.

LA COMTESSE
Et nos baisers trop courts.

LE COMTE (, comme machinalement.)
Trop courts.

LA COMTESSE
Vous chancelez comme ferait un homme
Ivre.

LE COMTE
Moi je fléchis sous un poids qui m'assomme.

LA COMTESSE (, avec inquiétude.)
Quelque chagrin ?

LE COMTE
Non, non, c'est un affaissement
Étrange, une torpeur qui depuis un moment
M'enveloppe. Mon œil s'éteint, mon front me pèse,
Mon cœur s'arrête.

LA COMTESSE
Ce n'est rien, quelque malaise
De fatigue.

LE COMTE
Mon corps, mon esprit, tout s'endort.
Comme certains sommeils ressemblent à la mort.

LA COMTESSE
A la mort ? Oui.

LE COMTE
Je veux lutter.

LA COMTESSE (, le conduisant vers son lit où il s'étend tout habillé.)
Dormez, mon Maître.

LE COMTE (, sur son lit.)
Que le sommeil est bon ! Que vois-je à la fenêtre ?

LA COMTESSE
C'est la lune.

LE COMTE
Elle a l'air de regarder ici.
Éveillez-moi dés l'aube.

LA COMTESSE
Oh ! n'ayez nul souci ;
J'y penserai.

LE COMTE (, s'endormant.)
J'ai peine à parler, chaque phrase
M'échappe. D'où vient donc ce sommeil qui m'écrase ?
Il me semble qu'il va durer bien longtemps.
(Il s'endort.)

LA COMTESSE (, le regardant.)
Non. Il sera court. A moins qu'il ne change de nom.
(Elle lui prend la main, qui reste inerte ; puis elle redescend, se dépouille de sa robe de chambre en velours noir et apparaît en toilette de nuit toute blanche. Après être remontée sur l'estrade entre les lits, elle regarde le comte endormi.)
Il ne reverra plus personne, c'est donc comme
S'il était mort. C'est bien peu de chose qu'un homme.
(Elle monte sur son lit et reste appuyée sur un coude à regarder son mari.)
Oh ! quel bruit fait mon cœur ! Il bat ces larges coups
Qu'on frappe au flanc des tours. Cher Seigneur, dormez-vous ?
Dormez-vous, cher Seigneur ?
(Valderose sort de sa cachette, pâle comme un mort et chancelant.)


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