(LUCIDOR, FRONTIN, EN BOTTES ET EN HABIT DE MAÎTRE.)
LUCIDOR
Entrons dans cette salle. Tu ne fais donc que d'arriver ?
FRONTIN
Je viens de mettre pied à terre à la première hôtellerie du village, j'ai demandé le chemin du château suivant l'ordre de votre lettre, et me voilà dans l'équipage que vous m'avez prescrit. De ma figure, qu'en dites-vous ?(Il se retourne.)
Y reconnaissez-vous votre valet de chambre, et n'ai-je pas l'air un peu trop seigneur ?
LUCIDOR
Tu es comme il faut ; à qui t'es-tu adressé en entrant ?
FRONTIN
Je n'ai rencontré qu'un petit garçon dans la cour, et vous avez paru. À présent, que voulez-vous faire de moi et de ma bonne mine ?
LUCIDOR
Te proposer pour époux à une très aimable fille.
FRONTIN
Tout de bon ? Ma foi, Monsieur, je soutiens que vous êtes encore plus aimable qu'elle.
LUCIDOR
Eh ! Non, tu te trompes, c'est moi que la chose regarde.
FRONTIN
En ce cas-là, je ne soutiens plus rien.
LUCIDOR
Tu sais que je suis venu ici il y a près de deux mois pour y voir la terre que mon homme d'affaires m'a achetée ; j'ai trouvé dans le château une Madame Argante, qui en était comme la concierge, et qui est une petite bourgeoise de ce pays-ci. Cette bonne dame a une fille qui m'a charmé, et c'est pour elle que je veux te proposer.
FRONTIN(riant.)
Pour cette fille que vous aimez ? La confidence est gaillarde ! Nous serons donc trois, vous traitez cette affaire-ci comme une partie de piquet.
LUCIDOR
Écoute-moi donc, j'ai dessein de l'épouser moi-même.
FRONTIN
Je vous entends bien, quand je l'aurai épousée.
LUCIDOR
Me laisseras-tu dire ? Je te présenterai sur le pied d'un homme riche et mon ami, afin de voir si elle m'aimera assez pour te refuser.
FRONTIN
Ah ! C'est une autre histoire ; et cela étant, il y a une chose qui m'inquiète.
LUCIDOR
Quoi ?
FRONTIN
C'est qu'en venant, j'ai rencontré près de l'hôtellerie une fille qui ne m'a pas aperçu, je pense, qui causait sur le pas d'une porte, mais qui m'a bien la mine d'être une certaine Lisette que j'ai connue à Paris, il y a quatre ou cinq ans, et qui était à une dame chez qui mon maître allait souvent. Je n'ai vu cette Lisette-là que deux ou trois fois ; mais comme elle était jolie, je lui en ai conté tout autant de fois que je l'ai vue, et cela vous grave dans l'esprit d'une fille.
LUCIDOR
Mais, vraiment, il y en a une chez Madame Argante de ce nom-là, qui est du village, qui y a toute sa famille, et qui a passé en effet quelque temps à Paris avec une dame du pays.
FRONTIN
Ma foi, Monsieur, la friponne me reconnaîtra ; il y a de certaines tournures d'hommes qu'on n'oublie point.
LUCIDOR
Tout le remède que j'y sache, c'est de payer d'effronterie, et de lui persuader qu'elle se trompe.
FRONTIN
Oh ! Pour de l'effronterie, je suis en fonds.
LUCIDOR
N'y a-t-il pas des hommes qui se ressemblent tant, qu'on s'y méprend ?
FRONTIN
Allons, je ressemblerai, voilà tout, mais dites-moi, Monsieur, souffririez-vous un petit mot de représentation ?
LUCIDOR
Parle.
FRONTIN
Quoique à la fleur de votre âge, vous êtes tout à fait sage et raisonnable, il me semble pourtant que votre projet est bien jeune.
LUCIDOR(fâché.)
Hein ?
FRONTIN
Doucement, vous êtes le fils d'un riche négociant qui vous a laissé plus de cent mille livres de rente, et vous pouvez prétendre aux plus grands partis ; le minois dont vous parlez là est-il fait pour vous appartenir en légitime mariage ? Riche comme vous êtes, on peut se tirer de là à meilleur marché, ce me semble.
LUCIDOR
Tais-toi, tu ne connais point celle dont tu parles. Il est vrai qu'Angélique n'est qu'une simple bourgeoise de campagne ; mais originairement elle me vaut bien, et je n'ai pas l'entêtement des grandes alliances ; elle est d'ailleurs si aimable, et je démêle, à travers son innocence, tant d'honneur et tant de vertu en elle ; elle a naturellement un caractère si distingué, que, si elle m'aime, comme je le crois, je ne serai jamais qu'à elle.
FRONTIN
Comment ! Si elle vous aime ? Est-ce que cela n'est pas décidé ?
LUCIDOR
Non, il n'a pas encore été question du mot d'amour entre elle et moi ; je ne lui ai jamais dit que je l'aime ; mais toutes mes façons n'ont signifié que cela ; toutes les siennes n'ont été que des expressions du penchant le plus tendre et le plus ingénu. Je tombai malade trois jours après mon arrivée ; j'ai été même en quelque danger, je l'ai vue inquiète, alarmée, plus changée que moi ; j'ai vu des larmes couler de ses yeux, sans que sa mère s'en aperçut et, depuis que la santé m'est revenue, nous continuons de même ; je l'aime toujours, sans le lui dire, elle m'aime aussi, sans m'en parler, et sans vouloir cependant m'en faire un secret ; son coeur simple, honnête et vrai, n'en sait pas davantage.
FRONTIN
Mais vous, qui en savez plus qu'elle, que ne mettez-vous un petit mot d'amour en avant, il ne gâterait rien ?
LUCIDOR
Il n'est pas temps ; tout sûr que je suis de son coeur, je veux savoir à quoi je le dois ; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime : c'est ce que j'éclaircirai par l'épreuve où je vais la mettre ; il m'est encore permis de n'appeler qu'amitié tout ce qui est entre nous deux, et c'est de quoi je vais profiter.
FRONTIN
Voilà qui est fort bien ; mais ce n'était pas moi qu'il fallait employer.
LUCIDOR
Pourquoi ?
FRONTIN
Oh ! Pourquoi ? Mettez-vous à la place d'une fille, et ouvrez les yeux, vous verrez pourquoi, il y a cent à parier contre un que je plairai.
LUCIDOR
Le sot ! Hé bien ! Si tu plais, j'y remédierai sur-le-champ, en te faisant connaître. As-tu apporté les bijoux ?
FRONTIN(fouillant dans sa poche.)
Tenez, voilà tout.
LUCIDOR
Puisque personne ne t'a vu entrer, retire-toi avant que quelqu'un que je vois dans le jardin n'arrive, va t'ajuster, et ne parais que dans une heure ou deux.
FRONTIN
Si vous jouez de malheur, souvenez-vous que je vous l'ai prédit.
(Il sort.)
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