L'Épreuve
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Scène II

Marivaux

Scène II


(LUCIDOR, MAÎTRE BLAISE, QUI VIENT DOUCEMENT HABILLÉ EN RICHE FERMIER.)

LUCIDOR
Il vient à moi, il paraît avoir à me parler.

MAÎTRE BLAISE
Je vous salue, Monsieur Lucidor. Eh bien ! Qu'est-ce ? Comment vous va ? Vous avez bonne maine à cette heure.

LUCIDOR
Oui je me porte assez bien, Monsieur Blaise.

MAÎTRE BLAISE
Faut convenir que voute maladie vous a bian fait du proufit ; vous velà, morgué ! Pus rougeaud, pus varmeille, ça réjouit, ça me plaît à voir.

LUCIDOR
Je vous en suis obligé.

MAÎTRE BLAISE
C'est que j'aime tant la santé des braves gens, alle est si recommandabe, surtout la vôtre, qui est la pus recommandabe de tout le monde.

LUCIDOR
Vous avez raison d'y prendre quelque intérêt, je voudrais pouvoir vous être utile à quelque chose.

MAÎTRE BLAISE
Voirement, cette utilité-là est belle et bonne ; et je vians tout justement vous prier de m'en gratifier d'une.

LUCIDOR
Voyons.

MAÎTRE BLAISE
Vous savez bian, Monsieur, que je fréquente chez Madame Argante, et sa fille Angélique, alle est gentille, au moins.

LUCIDOR
Assurément.

MAÎTRE BLAISE
(RIANT)
Eh ! Eh ! Eh ! C'est, ne vous déplaise, que je vourais avoir sa gentillesse en mariage.

LUCIDOR
Vous aimez donc Angélique ?

MAÎTRE BLAISE
Ah ! Cette criature-là m'affole, j'en pards si peu d'esprit que j'ai ; quand il fait jour, je pense à elle ; quand il fait nuit, j'en rêve ; il faut du remède à ça, et je vians envars vous à celle fin, par voute moyen, pour l'honneur et le respect qu'on vous porte ici, sauf voute grâce, et si ça ne vous torne pas à importunité, de me favoriser de queuques bonnes paroles auprès de sa mère, dont j'ai itou besoin de la faveur.

LUCIDOR
Je vous entends, vous souhaitez que j'engage Madame Argante à vous donner sa fille. Et Angélique vous aime-t-elle ?

MAÎTRE BLAISE
Oh ! Dame, quand parfois je li conte ma chance, alle rit de tout son coeur, et me plante là, c'est bon signe, n'est-ce pas ?

LUCIDOR
Ni bon, ni mauvais ; au surplus, comme je crois que Madame Argante a peu de bien, que vous êtes fermier de plusieurs terres, fils de fermier vous-même…

MAÎTRE BLAISE
Et que je sis encore une jeunesse, je n'ons que trente ans, et d'humeur folichonne, un Roger- Bontemps.

LUCIDOR
Le parti pourrait convenir, sans une difficulté.

MAÎTRE BLAISE
Laqueulle ?

LUCIDOR
C'est qu'en revanche des soins que Madame Argante et toute sa maison ont eu de moi pendant ma maladie, j'ai songé à marier Angélique à quelqu'un de fort riche, qui va se présenter, qui ne veut précisément épouser qu'une fille de campagne, de famille honnête, et qui ne se soucie pas qu'elle ait du bien.

MAÎTRE BLAISE(se couvrant d'un air fâché.)
Morgué ! Vous me faites là un vilain tour avec voute avisement, Monsieur Lucidor ; velà qui m'est bian rude, bian chagrinant et bian traître. Jarnigué ! Soyons bons, je l'approuve, mais ne foulons parsonne, je sis voute prochain autant qu'un autre, et ne faut pas peser sur ceti-ci, pour alléger ceti- là. Moi qui avais tant de peur que vous ne mouriez, c'était bian la peine de venir vingt fois demander : Comment va-t-il, comment ne va-t-il pas ? Velà-t-il pas une santé qui m'est bian chanceuse, après vous avoir mené moi-même ceti-là qui vous a tiré deux fois du sang, et qui est mon cousin, afin que vous le sachiez, mon propre cousin gearmain ; ma mère était sa tante, et jarni ! Ce n'est pas bian fait à vous.

LUCIDOR
Votre parenté avec lui n'ajoute rien à l'obligation que je vous ai.

MAÎTRE BLAISE
Sans compter que c'est cinq bonnes mille livres que vous m'ôtez comme un sou, et que la petite aura en mariage.

LUCIDOR
Calmez-vous, est-ce cela que vous en espérez ? Eh bien ! Je vous en donne douze pour en épouser une autre et pour vous dédommager du chagrin que je vous fais.

MAÎTRE BLAISE(étonné.)
Quoi ! Douze mille livres d'argent sec ?

LUCIDOR
Oui, je vous les promets, sans vous ôter cependant la liberté de vous présenter pour Angélique ; au contraire, j'exige même que vous la demandiez à Madame Argante, je l'exige, entendez-vous ; car si vous plaisez à Angélique, je serais très fâché de la priver d'un homme qu'elle aimerait.

MAÎTRE BLAISE(se frottant les yeux de surprise.)
Eh mais ! C'est comme un prince qui parle ! Douze mille livres ! Les bras m'en tombont, je ne saurais me ravoir ; allons, Monsieur, boutez-vous là, que je me prosterne devant vous, ni pus ni moins que devant un prodige.

LUCIDOR
Il n'est pas nécessaire, point de compliments, je vous tiendrai parole.

MAÎTRE BLAISE
Après que j'ons été si malappris, si brutal ! Eh ! Dites-moi, roi que vous êtes, si, par aventure, Angélique me chérit, j'aurons donc la femme et les douze mille francs avec ?

LUCIDOR
Ce n'est pas tout à fait cela, écoutez-moi, je prétends, vous dis-je, que vous vous proposiez pour Angélique, indépendamment du mari que je lui offrirai ; si elle vous accepte, comme alors je n'aurai fait aucun tort à votre amour, je ne vous donnerai rien ; si elle vous refuse, les douze mille francs sont à vous.

MAÎTRE BLAISE(vivement.)
Alle me refusera, Monsieur, alle me refusera ; le ciel m'en fera la grâce, à cause de vous qui le désirez.

LUCIDOR
Prenez garde, je vois bien qu'à cause des douze mille francs, vous ne demandez déjà pas mieux que d'être refusé.

MAÎTRE BLAISE
Hélas ! Peut-être bian que la somme m'étourdit un petit brin ; j'en sis friand, je le confesse, alle est si consolante !

LUCIDOR
Je mets cependant encore une condition à notre marché, c'est que vous feigniez de l'empressement pour obtenir Angélique, et que vous continuiez de paraître amoureux d'elle.

MAÎTRE BLAISE
Oui, Monsieur, je serons fidèle à ça, mais j'ons bonne espérance de n'être pas daigne d'elle, et mêmement j'avons opinion, si alle osait, qu'alle vous aimerait pus que parsonne.

LUCIDOR
Moi, Maître Blaise ? Vous me surprenez, je ne m'en suis pas aperçu, vous vous trompez ; en tout cas, si elle ne veut pas de vous, souvenez-vous de lui faire ce petit reproche-là, je serais bien aise de savoir ce qui en est, par pure curiosité.

MAÎTRE BLAISE
An n'y manquera pas ; en li reprochera devant vous, drès que Monsieur le commande.

LUCIDOR
Et comme je ne vous crois pas mal à propos glorieux, vous me ferez plaisir aussi de jeter vos vues sur Lisette, que, sans compter les douze mille francs, vous ne vous repentirez pas d'avoir choisi, je vous en avertis.

MAÎTRE BLAISE
Hélas ! Il n'y a qu'à dire, an se revirera itou sur elle, je l'aimerai par mortification.

LUCIDOR
J'avoue qu'elle sert Madame Argante, mais elle n'est pas de moindre condition que les autres filles du village.

MAÎTRE BLAISE
Eh ! Voirement, alle en est née native.

LUCIDOR
Jeune et bien faite, d'ailleurs.

MAÎTRE BLAISE
Charmante. Monsieur varra l'appétit que je prends déjà pour elle.

LUCIDOR
Mais je vous ordonne une chose ; c'est de ne lui dire que vous l'aimez qu'après qu'Angélique se sera expliquée sur votre compte ; il ne faut pas que Lisette sache vos desseins auparavant.

MAÎTRE BLAISE
Laissez faire à Blaise, en li parlant, je li dirai des propos où elle ne comprenra rin ; la velà, vous plaît-il que je m'en aille ?

LUCIDOR
Rien ne vous empêche de rester.


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