(ANGÉLIQUE, MADAME ARGANTE.)
Madame Argante
Venez, Angélique ; j'ai à vous parler.
Angélique
Que souhaitez-vous, ma mère ?
Madame Argante
Vous voyez, ma fille, ce que je fais aujourd'hui pour vous. Ne tenez-vous pas compte à ma tendresse du mariage avantageux que je vous procure ?
Angélique
Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma mère.
Madame Argante
Je vous demande si vous me savez gré du parti que je vous donne. Ne trouvez-vous pas qu'il est heureux pour vous d'épouser un homme comme M. Damis, dont la fortune, dont le caractère sûr et plein de raison, vous assurent une vie douce et paisible, telle qu'il convient à vos mœurs et aux sentiments que je vous ai toujours inspirés ? Allons, répondez, ma fille !
Angélique
Vous me l'ordonnez donc ?
Madame Argante
Oui, sans doute. Voyez, n'êtes-vous pas satisfaite de votre sort ?
Angélique
Mais…
Madame Argante
Quoi ! mais ! je veux qu'on me réponde raisonnablement ; je m'attends à votre reconnaissance, et non pas à des mais.
Angélique
Je n'en dirai plus, ma mère.
Madame Argante
Je vous dispense des révérences ; dites-moi ce que vous pensez.
Angélique
Ce que je pense ?
Madame Argante
Oui ; comment regardez-vous le mariage en question ?
Angélique
Mais…
Madame Argante
Toujours des mais !
Angélique
Je vous demande pardon ; je n'y songeais pas, ma mère.
Madame Argante
Eh bien, songez-y donc, et souvenez-vous qu'ils me déplaisent. Je vous demande quelles sont les dispositions de votre cœur dans cette conjoncture. Ce n'est pas que je doute que vous soyez contente, mais je voudrais vous l'entendre dire vous-même.
Angélique
Les dispositions de mon cœur ? Je tremble de ne pas répondre à votre fantaisie.
Madame Argante
Eh ! pourquoi ne répondriez-vous pas à ma fantaisie ?
Angélique
C'est que ce que je dirais vous fâcherait peut-être.
Madame Argante
Parlez bien, et je ne me fâcherai point. Est-ce que vous n'êtes point de mon sentiment ? Êtes-vous plus sage que moi ?
Angélique
C'est que je n'ai point de dispositions dans le cœur.
Madame Argante
Et qu'y avez-vous donc, mademoiselle ?
Angélique
Rien du tout.
Madame Argante
Rien ! qu'est-ce que rien ? Ce mariage ne vous plaît donc pas ?
Angélique
Non.
Madame Argante
Comment ! il vous déplaît ?
Angélique
Non, ma mère.
Madame Argante
Eh ! parlez donc ; car je commence à vous entendre ; c'est-à-dire, ma fille, que vous n'avez point de volonté.
Angélique
J'en aurai pourtant une, si vous le voulez.
Madame Argante
Il n'est pas nécessaire ; vous faites encore mieux d'être comme vous êtes, de vous laisser conduire, et de vous en fier entièrement à moi. Oui, vous avez raison, ma fille ; et ces dispositions d'indifférence sont les meilleures. Aussi voyez-vous que vous en êtes récompensée. Je ne vous donne pas un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre pour courir après mille passions libertines. Je vous marie à un homme sage, à un homme dont le cœur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre.
Angélique
Pour innocente, je le suis.
Madame Argante
Oui, grâce à mes soins je vous vois telle que j'ai toujours souhaité que vous fussiez. Comme il vous est familier de remplir vos devoirs, les vertus dont vous allez avoir besoin ne vous coûteront rien, et voici les plus essentielles ; c'est, d'abord, de n'aimer que votre mari.
Angélique
Et si j'ai des amis, qu'en ferai-je ?
Madame Argante
Vous n'en devez point avoir d'autres que ceux de M. Damis, aux volontés de qui vous vous conformerez toujours, ma fille. Nous sommes sur ce pied-là dans le mariage.
Angélique
Ses volontés ? Eh ! que deviendront les miennes ?
Madame Argante
Je sais que cet article a quelque chose d'un peu mortifiant ; mais il faut s'y rendre, ma fille. C'est une espèce de loi qu'on nous a imposée, et qui dans le fond nous fait honneur ; car entre deux personnes qui vivent ensemble, c'est toujours la plus raisonnable qu'on charge d'être la plus docile ; et cette docilité-là vous sera facile, car vous n'avez jamais eu de volonté avec moi, vous ne connaissez que l'obéissance.
Angélique
Oui, mais mon mari ne sera pas ma mère.
Madame Argante
Vous lui devez encore plus qu'à moi, Angélique ; et je suis sûre qu'on n'aura rien à vous reprocher là-dessus. Je vous laisse ; songez à tout ce que je vous ai dit ; et surtout gardez ce goût de retraite, de solitude, de modestie, de pudeur qui me charme en vous. Ne plaisez qu'à votre mari et restez dans cette simplicité qui ne vous laisse ignorer que le mal. Adieu, ma fille.
L'Île des esclaves, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, se déroule sur une île utopique où les rapports sociaux sont inversés pour rétablir la justice. L'intrigue débute...
L'Île de la raison, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1727, se déroule sur une île imaginaire gouvernée par la raison et la vérité, où les habitants vivent...
L'Heureux Stratagème, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1733, raconte les manœuvres subtiles de deux amants pour raviver leur amour mis à l'épreuve. La marquise et le chevalier,...
L'Héritier de village, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, raconte les mésaventures d’un jeune homme naïf, Eraste, nouvellement désigné comme héritier d’un riche villageois. L’histoire se déroule...
Les Serments indiscrets, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1732, explore les contradictions de l’amour et de la parole donnée. L’intrigue tourne autour de Lucile et Damis, deux...