Barberine
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ACTE PREMIER - Scène IV

Alfred de Musset

ACTE PREMIER - Scène IV


(LE CHEVALIER , ROSEMBERG .)

ROSEMBERG
Je ne connais rien de plus agréable, après qu'on a bien déjeuné, que de s'asseoir en plein air avec des personnes d'esprit, et de causer librement des femmes sur un ton convenable.

LE CHEVALIER
Vous êtes recommandé à la reine ?

ROSEMBERG
Oui, j'espère être bien reçu.
(Ils s'assoient.)

LE CHEVALIER
Ne doutez pas du succès, et vous en aurez. — Pendant la dernière guerre que nous fîmes contre les Turcs, sous le Vaïvode de Transylvanie, je rencontrai un soir, dans une forêt profonde, une jeune fille égarée.

ROSEMBERG
Quel était le nom de la forêt ?

LE CHEVALIER
C'était une certaine forêt sur les bords de la mer Caspienne.

ROSEMBERG
Je ne la connais pas, même par les livres.

LE CHEVALIER
Cette pauvre fille était attaquée par trois brigands couverts de fer depuis les pieds jusqu'à la tête, et montés sur des chevaux excellents.

ROSEMBERG
À quel point vos paroles m'intéressent ! je suis tout oreilles.

LE CHEVALIER
Je mis pied à terre, et, tirant mon épée, je leur ordonnai de s'éloigner. Permettez-moi de ne pas faire mon éloge ; vous comprenez que je fus forcé de les tuer tous les trois. Après un combat des plus sanglants…

ROSEMBERG
Reçûtes-vous quelques blessures ?

LE CHEVALIER
L'un d'eux seulement faillit me percer de sa lance ; mais, l'ayant évitée, je lui déchargeai sur la tête un coup d'épée si violent, qu'il tomba roide mort. M'approchant aussitôt de la jeune fille, je reconnus en elle une princesse qu'il m'est impossible de vous nommer.

ROSEMBERG
Je comprends vos raisons, et me garderai bien d'insister. La discrétion est un principe pour tout homme qui sait son monde.

LE CHEVALIER
De quelles faveurs elle m'honora, je ne vous le dirai pas davantage. Je la reconduisis chez elle, et elle m'accorda un rendez-vous pour le lendemain ; mais le Roi son père l'ayant promise en mariage au Pacha de Caramanie, il était fort difficile que nous pussions nous voir en secret. Indépendamment de soixante eunuques qui veillaient jour et nuit sur elle, on l'avait confiée, depuis son enfance, à un géant nommé Molock.

ROSEMBERG
Garçon ! apportez-moi un verre de tokay.

LE CHEVALIER
Vous concevez quelle entreprise ! Pénétrer dans un château inaccessible, construit sur un rocher battu par les flots, et entouré d'une pareille garde ! Voici, seigneur Rosemberg, ce que j'imaginai. Prêtez-moi, je vous prie, votre attention.

ROSEMBERG
Sainte Vierge ! le feu me monte à la tête !

LE CHEVALIER
Je pris une barque et gagnai le large. Là, m'étant précipité dans les flots au moyen d'un certain talisman que m'avait donné un sorcier bohémien de mes amis, je fus rejeté sur le rivage, semblable en tout à un noyé. C'était à l'heure où le géant Molock faisait sa ronde autour des remparts ; il me trouva étendu sur le sable, et me transporta dans son lit.

ROSEMBERG
Je devine déjà ; c'est admirable.

LE CHEVALIER
On me prodigua des secours. Quant à moi, les yeux à demi fermés, je n'attendais que le moment où je serais seul avec le géant. Aussitôt, me jetant sur lui, je le saisis par la jambe droite, et le lançai dans la mer.

ROSEMBERG
Je frissonne… Le cœur me bat.

LE CHEVALIER
J'avoue que je courus quelque danger ; car, au bruit de sa chute, les soixante eunuques accoururent, le sabre à la main ; mais j'avais eu le temps de me rejeter sur le lit, et paraissais profondément endormi. Loin de concevoir aucun soupçon, ils me laissèrent dans la chambre avec une des femmes de la princesse pour me veiller. Alors, tirant de mon sein une fiole et un poignard, j'ordonnai à cette femme de me suivre, dans le temps que les eunuques étaient tous à souper : Prenez ce breuvage, lui dis-je, et mêlez-le adroitement dans leur vin, sinon je vous poignarde tout

ROSEMBERG
Non, je le vois, rien ne peut vous résister ! Ah ! qu'il me tarde d'être à la cour ! Mais ces breuvages inconnus, ces mystérieux talismans, où les trouverai-je, seigneur chevalier ?

LE CHEVALIER
Cela est difficile ; cependant je vous ferai une confidence : tenez, si vous avez de l'argent, c'est le meilleur talisman que vous puissiez trouver.

ROSEMBERG
Dieu merci ! je n'en manque pas ; mon père est le plus riche seigneur du pays. La veille de mon départ, il m'a donné une bonne somme, et ma tante Béatrix, qui pleurait, m'a aussi glissé dans la main une jolie bourse qu'elle a brodée. Mes chevaux sont gras et bien nourris, mes valets bien vêtus, et je ne suis pas mal tourné.

LE CHEVALIER
C'est à merveille, et il n'en faut pas davantage.

ROSEMBERG
Le pire de l'affaire, c'est que je ne sais rien ; non, je ne puis rien retenir par cœur. Les mains me tremblent à propos de tout quand je parle aux femmes.

LE CHEVALIER
Videz donc votre verre. Pour réussir dans le monde, seigneur Rosemberg, retenez bien ces trois maximes : Voir, c'est savoir ; vouloir, c'est pouvoir ; oser, c'est avoir.

ROSEMBERG
Il faut que je prenne cela par écrit. Les mots me paraissent hardis et sonores. J'avoue pourtant que je ne les comprends pas bien.

LE CHEVALIER
Si vous voulez d'abord plaire aux femmes, et c'est la première chose à faire, lorsqu'on veut faire quelque chose, observez avec elles le plus profond respect. Traitez-les toutes (sans exception)
ni plus ni moins que des divinités. Vous pouvez, il est vrai, si cela vous plaît, dire hautement aux autres hommes que de ces mêmes femmes vous n'en faites aucun cas, mais seulement d'une manière générale, et sans jamais médire d'une seule plutôt que du reste. Quand vous serez assis près d'une blonde pâle, sur le coin d'un sofa, et que vous la verrez s'appuyer mollement sur les coussins, tenez-vous à distance, jouez avec le coin de son écharpe, et dites-lui que vous avez un profond chagrin. Près d'une brune, si elle est vive et enjouée, prenez l'apparence d'un homme résolu, parlez-lui à l'oreille, et si le bout de votre moustache vient à lui effleurer la joue, ce n'est pas un grand mal ; mais, à toute femme, règle générale, dites qu'elle a dans le cœur une perle enchâssée, et que tous les maux ne sont rien si elle se laisse serrer le bout des doigts. Que toutes vos façons près d'elles ressemblent à ces valets polis qui sont couverts de livrées splendides ; en un mot, distinguez toujours scrupuleusement ces deux parts de la vie, la forme et le fond : — voilà la grande affaire. Ainsi vous remplirez la première maxime : Voir, c'est savoir, — et vous passerez pour expérimenté.

ROSEMBERG
Continuez, de grâce ; je me sens tout autre, et je bénis en moi-même le hasard qui m'a fait vous rencontrer dans cette auberge.

LE CHEVALIER
Quand une fois vous aurez bien prouvé aux femmes que vous vous moquez d'elles avec la plus grande politesse et un respect infini, attaquez les hommes. Je n'entends pas par là qu'il faille vous en prendre à eux ; tout au contraire, n'ayez jamais l'air de vous occuper ni de ce qu'ils disent, ni de ce qu'ils font. Soyez toujours poli, mais paraissez indifférent. Faites-vous rare, on vous aimera, — c'est un proverbe des Turcs. Par là, vous gagnerez un grand avantage. À force de passer partout en silence et d'un air dégagé, on vous regardera quand vous passerez. Que votre mise, votre entourage, annoncent un luxe effréné ; attirez constamment les yeux. Que cette idée ne vous vienne jamais de paraître douter de vous, car aussitôt tout le monde en doute. Eussiez-vous avancé par hasard la plus grande sottise du monde, n'en démordez pas pour un diable, et faites-vous plutôt assommer.

ROSEMBERG
Assommer !

LE CHEVALIER
Oui, sans aucun doute. Enfin, agissez-en ni plus ni moins que si le soleil et les étoiles vous appartenaient en bien propre, et que la fée Morgane vous eût tenu sur les fonts baptismaux. De cette façon, vous remplirez la seconde maxime : Vouloir, c'est pouvoir, — et vous passerez pour redoutable.

ROSEMBERG
Que je vais m'amuser à la cour, et la belle chose que d'être un grand seigneur !

LE CHEVALIER
Une fois agréé des femmes et admiré des hommes, seigneur Rosemberg, pensez à vous. Si vous levez le bras, que votre premier coup d'épée donne la mort, comme votre premier regard doit donner l'amour. La vie est une pantomime terrible, et le geste n'a rien à faire ni avec la pensée, ni avec la parole. Si la parole vous a fait aimer, si la pensée vous a fait craindre, que le geste n'en sache rien. Soyez alors vous-même. Frappez comme la foudre ! Que le monde disparaisse à vos yeux ; que l'étincelle de vie que vous avez reçue de Dieu, s'isole, et devienne un Dieu elle-même ; que votre volonté soit comme l'œil du lynx, comme le museau de la fouine, comme la flèche du guerrier. Oubliez, quand vous agissez, qu'il y ait d'autres êtres sur la terre que vous et celui à qui vous avez affaire. Ainsi, après avoir coudoyé avec grâce la foule qui vous environne, lorsque vous serez arrivé au but et que vous aurez réussi, vous pourrez y rentrer avec la même aisance et vous promettre de nouveaux succès. C'est alors que vous recueillerez les fruits de la troisième maxime : Oser, c'est avoir, — et que vous serez réellement expérimenté, redoutable et puissant.

ROSEMBERG
Ah ! seigneur Dieu ! si j'avais su cela plutôt ! Vous me faites penser à un certain soir que j'étais assis dans la garenne avec ma tante Béatrix. Je sentais justement ce que vous dites là ; il me semblait que le monde disparaissait, et que nous étions seuls sous le ciel. Aussi je l'ai priée de rentrer au château. Il faisait noir comme dans un four.

LE CHEVALIER
Vous me paraissez bien jeune encore, et vous cherchez fortune de bonne heure.

ROSEMBERG
Il n'est jamais trop tôt quand on se destine à la guerre. Je n'ai vu un Turc de ma vie ; il me semble qu'ils doivent ressembler à des bêtes sauvages.

LE CHEVALIER
Je suis fâché que des affaires d'importance m'empêchent d'aller à la cour ; j'aurais été curieux d'y voir vos débuts. En attendant, si cela vous convient, je puis vous faire un cadeau précieux, qui vous aidera singulièrement.
(Il tire un petit livre de sa poche.)

ROSEMBERG
Ce petit livre,… qu'est-ce donc ?

LE CHEVALIER
C'est un ouvrage merveilleux, un recueil à la fois concis et détaillé de toutes les historiettes d'amour, ruses, combats et expédients propres à former un jeune homme et à le pousser près des dames.

ROSEMBERG
Comment s'appelle ce livre précieux ?

LE CHEVALIER(La sauvegarde du sentiment)
. C'est un trésor inestimable, et, parmi les récits qui y sont renfermés, vous en trouverez bon nombre dont je suis le héros. Je dois pourtant vous avouer que je n'en suis pas le propriétaire ; il appartient à un de mes amis, et je ne saurais vous le céder que vous n'en donniez dix sequins.

ROSEMBERG
Dix sequins, ce n'est pas une affaire,(Il les lui donne.)
surtout après l'excellent déjeuner que vous m'avez offert si galamment.

LE CHEVALIER
Bon ! un poisson, rien qu'un poisson !

ROSEMBERG
Mais il était délicieux ! Pouvez-vous croire que j'oublie cette rencontre ? C'est le ciel qui m'a conduit sur cette route. Une auberge si incommode ! des draps humides et pas de rideaux ! Je n'y serais pas resté une heure si je ne vous avais trouvé. LE

LE CHEVALIER
Que voulez-vous ? Il faut s'habituer à tout.

ROSEMBERG
Oh ! certainement. — Ma tante Béatrix serait bien inquiète si elle me savait dans une mauvaise auberge. Mais, nous autres, nous ne faisons pas attention à toutes ces misères… Que Dieu vous protège, cher seigneur ! Mes chevaux sont prêts, et je vous quitte.

LE CHEVALIER
Au revoir, ne m'oubliez pas. Si vous avez jamais affaire au Vaïvode, c'est mon proche parent, et je me souviendrai de vous.

ROSEMBERG
Je vous suis tout dévoué de même.
(Ils sortent.)


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