Barberine
-
ACTE III - Scène V

Alfred de Musset

ACTE III - Scène V


(LES MÊMES , ROSEMBERG .)

ROSEMBERG(se croyant seul.)
Je crois maintenant que mon plan est fait. Il y a dans le petit livre d'Uladislas l'histoire d'un certain Jachimo qui fait une gageure toute pareille à la mienne avec Leonatus Posthumus, gendre du roi de la Grande-Bretagne. Ce Jachimo s'introduit secrètement dans l'appartement de la belle Imogène, en son absence, et prend sur ses tablettes une description exacte de la chambre. Ici telle porte, là telle fenêtre, l'escalier est de telle façon… Il note les moindres détails ni plus ni moins qu'un général d'armée qui se dispose à entrer en campagne. Je veux imiter ce Jachimo.

BARBERINE(à part.)
Il a l'air de se consulter.

KALÉKAIRI(de même.)
N'en doutez pas ; c'est peut-être un espion turc.

ROSEMBERG
Le portier L'Uscoque a pris mon argent. Je me glisserai furtivement dans la chambre de Barberine, et là,… oui,… que ferai-je là, si je viens à la rencontrer ? Hum !… c'est dangereux et embarrassant.

KALÉKAIRI(bas à Barberine.)
Voyez-vous comme il réfléchit ?

ROSEMBERG
Eh bien ! je plaiderai ma cause, car Dieu me garde de l'offenser ! ce serait me déshonorer moi- même. — Mais dans tous les romans, et même dans les ballades, les plus parfaits amants font-ils autre chose que s'introduire ainsi, quand ils peuvent, chez la dame de leurs pensées ? C'est toujours plus commode, on est moins dérangé. — Ah ! voilà la belle comtesse ! — Si j'essayais d'abord, par manière d'acquit, quelques propos de galanterie ? Sachons ce qu'elle dit sur ce (Haut.)
Excusez-moi, comtesse, d'être demeuré si longtemps loin de vous ; mes équipages sont considérables, et il faut mettre quelque ordre à cela.

BARBERINE
Rien n'est plus juste, et je vous prie de vouloir bien vous considérer comme parfaitement libre dans cette maison. Vous comprenez qu'un ami de mon mari ne saurait être un étranger pour nous.(À Kalékairi.)
Va, Kalékairi, va, ma chère, et n'aie pas peur.
(Kalékairi sort.)

ROSEMBERG
Vous me pénétrez de reconnaissance. À vous dire vrai, en venant chez vous, je ne craignais que d'être importun, et je courrais grand risque de le devenir si je laissais parler mon cœur.

BARBERINE(à part.)
Parler son cœur ! déjà ! quel langage !(Haut.)
Soyez assuré, seigneur Rosemberg, que vous ne me gênez pas du tout ; car cette liberté que je vous offre m'est fort nécessaire à moi-même, et je vous la donne pour en user aussi.

ROSEMBERG
Cela s'entend, je connais les convenances, et je sais quels devoirs impose votre rang. Une châtelaine est reine chez elle, et vous l'êtes deux fois, madame, par la noblesse et par la beauté.

BARBERINE
Ce n'est pas cela. C'est que dans ce moment-ci nous sommes en train de faire la vendange.

ROSEMBERG
Oui, vraiment, j'ai vu en passant sur ces collines quantité de paysans. Cela ressemble à une fête, et vous recevez sans doute, à cette occasion, les hommages de vos vassaux. Ils doivent être heureux, puisqu'ils vous appartiennent.

BARBERINE
Oui, mais ils sont bien tourmentants ;… il me faut aller aux champs toute la journée pour faire rentrer le maïs et les foins tardifs.

ROSEMBERG(à part.)
Si elle me répond sur ce ton, cela va être bien peu poétique.

BARBERINE(de même.)
S'il persiste dans ses compliments, cela pourra être divertissant.

ROSEMBERG
J'avoue, comtesse, qu'une chose m'étonne. Ce n'est pas de voir une noble dame veiller au soin de ses domaines ; mais j'aurais cru que c'était de plus loin.

BARBERINE
Je conçois cela. Vous êtes de la cour, et les beautés d'Albe Royale ne promènent pas dans l'herbe leurs souliers dorés.

ROSEMBERG
C'est vrai, madame, et ne trouvez-vous pas que cette vie toute de plaisir, de fêtes, d'enchantements et de magnificence, est une chose vraiment admirable ? Sans vouloir médire des vertus champêtres, la vraie place d'une jolie femme n'est-elle pas là, dans cette sphère brillante ? Regardez votre miroir, comtesse. Une jolie femme n'est-elle pas le chef-d'œuvre de la création, et toutes les richesses du monde ne sont-elles pas faites pour l'entourer, pour l'embellir, s'il était possible ?

BARBERINE
Oui, cela peut plaire sans doute. Vos belles dames ne voient ce pauvre monde que du haut de leur palefroi, ou si leur pied se pose à terre, c'est sur un carreau de velours.

ROSEMBERG
Oh ! pas toujours. Ma tante Béatrix va aussi comme vous dans les champs.

BARBERINE
Ah ! votre tante est bonne ménagère ?

ROSEMBERG
Oui, et bien avare, excepté pour moi, car elle me donnerait ses coiffes.

BARBERINE
En vérité ?

ROSEMBERG
Oh ! certainement ; c'est d'elle que me viennent presque tous les bijoux que je porte.

BARBERINE(à part.)
Ce garçon-là n'est pas bien méchant.(Haut.)
J'aime fort les bonnes ménagères, vu que j'ai la prétention d'en être une moi-même. Tenez, vous en voyez la preuve.

ROSEMBERG
Qu'est-ce que cela ? Dieu me pardonne, une quenouille et un fuseau !

BARBERINE
Ce sont mes armes.

ROSEMBERG
Est-ce possible ? quoi ! vous cultivez ce vieux métier de nos grand'mères ? vous plongez vos belles mains dans cette filasse ?

BARBERINE
Je tâche qu'elles se reposent le moins possible. Est-ce que votre tante ne file pas ?

ROSEMBERG
Mais ma tante est vieille, madame ; il n'y a que les vieilles femmes qui filent.

BARBERINE
Vraiment ! en êtes-vous bien sûr ? Je ne crois pas qu'il en doive être ainsi. Ne connaissez-vous pas cette ancienne maxime, que le travail est une prière ? Il y a longtemps qu'on a dit cela. Eh bien ! si ces deux choses se ressemblent, et elles peuvent se ressembler devant Dieu, n'est-il pas juste que la tâche la plus dure soit le partage des plus jeunes ? N'est-ce pas quand nos mains sont vives, alertes et pleines d'activité qu'elles doivent tourner le fuseau ? Et lorsque l'âge et la fatigue les forcent un jour de s'arrêter, n'est-ce pas alors qu'il est temps de les joindre, en laissant faire le reste à la suprême bonté ? Croyez-moi, seigneur Rosemberg, ne dites pas de mal de nos quenouilles ; non pas même de nos aiguilles ; je vous le répète, ce sont nos armes. Il est vrai que
(Elle montre la quenouille et le fuseau.)

ROSEMBERG(à part.)
Le sermon n'est pas mal tourné, mais me voilà loin de mon pari. Tâchons encore d'y revenir.(Haut.)
Il n'est pas possible, madame, d'être contredit quand on dit si bien. Mais vous permettrez, s'il vous plaît, armes pour armes, que je préfère les nôtres.

BARBERINE
Les combats vous plaisent, à ce que je vois ?

ROSEMBERG
Le demandez-vous à un gentilhomme ? Hors la guerre et l'amour, qu'a-t-il à faire au monde ?

BARBERINE
Vous avez commencé bien jeune. Expliquez-moi donc une chose. Je n'ai jamais bien compris qu'un homme couvert de fer puisse diriger aisément un cheval qui en est aussi tout caparaçonné. Ce bruit de ferraille doit être assourdissant, et vous devez être là comme dans une prison.

ROSEMBERG(à part.)
Je crois qu'elle cherche à me dérouter.(Haut.)
Un bon cavalier ne craint rien, s'il porte la couleur de sa dame.

BARBERINE
Vous êtes brave, à ce qu'il paraît. Aimez-vous beaucoup votre tante ?

ROSEMBERG
De tout mon cœur, d'amitié s'entend, car pour l'amour c'est autre chose.

BARBERINE
On n'a pas d'amour pour sa tante.

ROSEMBERG
Je n'en saurais avoir pour qui que ce soit, hormis pour une seule personne.

BARBERINE
Votre cœur est pris ?

ROSEMBERG
Oui, madame, depuis peu de temps, mais pour toute ma vie.

BARBERINE
C'est sûrement quelque jeune fille que vous avez dessein d'épouser ?

ROSEMBERG
Hélas ! madame, c'est impossible. Elle est jeune et belle, il est vrai, et elle a toutes les qualités qui peuvent faire le bonheur d'un époux, mais ce bonheur ne m'est pas réservé ; sa main appartient à un autre.

BARBERINE
Cela est fâcheux, il faut en guérir.

ROSEMBERG
Ah ! madame, il faut en mourir !

BARBERINE
Bah ! à votre âge !

ROSEMBERG
Comment ! à mon âge ! Êtes-vous donc tant plus âgée que moi ?

BARBERINE
Beaucoup plus. Je suis raisonnable.

ROSEMBERG
Je l'étais aussi avant de l'avoir vue ! — Ah ! si vous saviez qui elle est ! Si j'osais prononcer son nom devant vous…

BARBERINE
Est-ce que je la connais ?

ROSEMBERG
Oui, madame ! — et puisque mon secret vient de m'échapper à demi, je vous le confierais tout entier, si vous me promettiez de ne pas m'en punir.

BARBERINE
Vous en punir ? à quel propos ? je n'y suis pour rien, j'imagine ?

ROSEMBERG
Pour plus que vous ne pensez, madame, et si j'osais…


Autres textes de Alfred de Musset

Un caprice

Un caprice, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1837, explore les subtilités des sentiments et les jeux d’amour dans un cadre bourgeois. L’histoire met en scène...

On ne saurait penser à tout

On ne saurait penser à tout, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, explore les petites absurdités de la vie conjugale et les quiproquos liés aux...

On ne badine pas avec l'amour

On ne badine pas avec l’amour, drame en trois actes écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte une histoire d'amour tragique où les jeux de séduction et de fierté...

Louison

Louison, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, met en scène une situation légère et pleine de malice autour des thèmes de l’amour, de la jalousie...

Lorenzaccio

Lorenzaccio, drame romantique écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte l’histoire de Lorenzo de Médicis, surnommé Lorenzaccio, un jeune homme partagé entre ses idéaux de liberté et le cynisme...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025