Barberine
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ACTE III - Scène IX

Alfred de Musset

ACTE III - Scène IX

ROSEMBERG(seul.)
Elle va revenir ! elle me dit de l'attendre pendant qu'elle va éloigner tout son monde ! Peut-elle me faire mieux entendre que je ne lui ai pas déplu ? Que dis-je ? n'est-ce pas m'avouer qu'elle m'aime ? n'est-ce pas là le plus piquant rendez-vous ?… Parbleu ! j'étais bien bon de me creuser la tête et de dépenser mon argent pour imiter ce sot de Jachimo ! C'est bien la peine de s'aller cacher, lorsque, pour vaincre, on n'a qu'à paraître ! Il est vrai que je ne m'attendais pas, en conscience, à me faire écouter si vite. Ô fortune ! quelle bénédiction ! non, je ne m'y attendais pas. Cette fière comtesse, ce riche enjeu ! tout cela gagné en si peu de temps ! Qu'il avait raison, ce cher Uladislas ! Je vais donc l'entendre me parler d'amour ! car ce sera son tour à présent ! elle ! Barberine ! ô beauté ! ô joie ineffable ! Je ne saurais demeurer en repos ; il faut pourtant un peu de patience.(Il s'assoit.)
En vérité, c'est une grande misère que cette fragilité des femmes. Conquise si vite ! est-ce que je l'aime ? non, je ne l'aime pas. Fi donc ! trahir ainsi un mari si plein de droiture et de confiance ! Céder au premier regard amoureux d'un inconnu ! que peut-on faire de cela ? J'ai autre chose en tête que de rester ici. — Qui maintenant me résistera ? Déjà je me vois arrivant à la cour, et traversant d'un pas nonchalant les longues galeries. Les courtisans s'écartent en silence, les femmes chuchotent ; le riche enjeu est sur la table, et la reine a le sourire sur les lèvres. Quel coup de filet, Rosemberg ! Ce que c'est pourtant que la fortune ! Quand je pense à ce qui m'arrive, il me semble rêver. Non, il n'y a rien de tel que l'audace. — Il me semble que j'entends du bruit. Quelqu'un monte l'escalier ; on s'approche, on monte à petits pas. Ah ! comme mon cœur palpite !(Les fenêtres se ferment, et on entend au dehors le bruit de plusieurs verrous.)
Qu'est-ce que cela veut dire ? Je suis enfermé. On verrouille la porte en dehors. Sans doute, c'est quelque précaution de Barberine ; elle a peur que pendant le dîner quelque domestique n'entre ici. Elle aura envoyé sa camériste fermer sur moi la porte, jusqu'à ce qu'elle puisse s'échapper ! Si elle allait ne pas venir ! s'il arrivait un obstacle imprévu ! Bon, elle me le ferait dire. Mais qui marche ainsi dans le corridor ? On vient ici… C'est Barberine, je reconnais son pas. Silence ! il ne faut pas
(Un guichet s'ouvre dans la muraille.)

BARBERINE(en dehors, parlant par le guichet.)
Seigneur Rosemberg, comme vous n'êtes venu ici que pour commettre un vol, le plus odieux et le plus digne de châtiment, le vol de l'honneur d'une femme, et comme il est juste que la pénitence soit proportionnée au crime, vous êtes emprisonné comme un voleur. Il ne vous sera fait aucun mal, et les gens de votre suite continueront à être bien traités. Si vous voulez boire et manger, vous n'avez d'autre moyen que de faire comme ces vieilles femmes que vous n'aimez pas, c'est-à-dire de filer. Vous avez là, comme vous savez, une quenouille et un fuseau, et vous pouvez avoir l'assurance que l'ordinaire de vos repas sera scrupuleusement augmenté ou diminué, selon la quantité de fil que vous filerez.
(Elle ferme le guichet.)

ROSEMBERG
Est-ce que je rêve ? Holà ! Barberine ! holà ! Jean ! holà ! Albert ! Qu'est-ce que cela signifie ? La porte est comme murée ; on l'a fermée avec des barres de fer ; — les fenêtres sont grillées et le guichet n'est pas plus grand que mon bonnet. Holà ! quelqu'un ! ouvrez, ouvrez, ouvrez ! c'est moi, Rosemberg, je suis enfermé ici. Ouvrez ! qui vient m'ouvrir ? Y a-t-il ici quelqu'un ?… Je prie qu'on m'ouvre, s'il vous plaît. Hé ! le gardien, êtes-vous là ? ouvrez-moi, monsieur, je vous prie. Je veux faire signe par la croisée. Hé ! compagnon, venez m'ouvrir ; — il ne m'entend pas : — ouvrir, ouvrir, je suis enfermé. Cette chambre est au premier étage. — Mais qu'est-ce donc ? on ne m'ouvrira pas !

BARBERINE(ouvrant le guichet.)
Seigneur, ces cris ne servent de rien. Il commence à se faire tard ; si vous voulez souper, il est temps de vous mettre à filer.
(Elle ferme le guichet.)

ROSEMBERG
Hé ! bon ! c'est une plaisanterie. L'espiègle veut me piquer au jeu par ce joyeux tour de malice. On m'ouvrira dans un quart d'heure ; je suis bien sot de m'inquiéter. Oui, sans doute, ce n'est qu'un jeu ; mais il me semble qu'il est un peu fort, et tout cela pourrait me prêter un personnage ridicule. Hum ! m'enfermer dans une tourelle ! Traite-t-on aussi légèrement un homme de mon rang ? — Fou que je suis ! Cela prouve qu'elle m'aime ! elle n'en agirait pas si familièrement avec moi, si la plus douce récompense ne m'attendait. Voilà qui est clair ; on m'éprouve peut-être, on observe ma contenance. Pour les déconcerter un peu, il faut que je me mette à chanter gaiement.(Il chante.)
Quand le coq de bruyère Voit venir le chasseur, Holà ! dans la clairière, Holà ! landerira. Oh ! le hardi compère ! Franc chasseur, l'arme au poing, Holà ! remplis ton verre, Holà ! landerira.

KALÉKAIRI(ouvrant le guichet.)
La maîtresse dit, puisque vous ne filez pas, que vous vous passerez sans doute de souper, et elle croit que vous n'avez pas faim ; ainsi je vous souhaite une bonne nuit.
(Elle ferme le guichet.)

ROSEMBERG
Kalékairi ! écoute donc un peu ! écoute donc ! ma petite, viens me tenir compagnie !… Est-ce que je serais pris au piège ? voilà qui a l'air sérieux ! Passer la nuit ici ! sans souper ! et justement j'ai une faim horrible ! Combien de temps va-t-on donc me laisser ici ? Assurément cela est sérieux. Mort et massacre ! feu ! sang ! tonnerre ! exécrable Barberine ! misérable ! infâme ! bourreau ! malédiction ! Ah ! malheureux que je suis ! me voilà en prison. On va faire murer la porte ; on me laissera mourir de faim ! c'est une vengeance du comte Ulric. Hélas ! hélas ! prenez pitié de moi ! … Le comte Ulric veut ma mort, cela est certain ! sa femme exécute ses ordres. Pitié ! pitié ! je suis mort ! je suis perdu !… je ne verrai plus jamais mon père, ma pauvre tante Béatrix ! hélas ! ah ! Dieu ! hélas ! c'en est fait de moi !… Barberine ! madame la comtesse ! ma chère demoiselle Kalékairi !… Ô rage ! ô feu et flammes ! oh ! si j'en sors jamais, ils périront tous de ma main ; je les accuserai devant la Reine elle-même, comme bourreaux et empoisonneurs. Ah ! Dieu ! ah ! ciel ! prenez pitié de moi.

BARBERINE(ouvrant le guichet.)
Seigneur, avant de me coucher, je viens savoir si vous avez filé.

ROSEMBERG
Non, je n'ai pas filé, je ne file point, je ne suis point une fileuse. Ah ! Barberine, vous me le payerez !

BARBERINE
Seigneur, quand vous aurez filé, vous avertirez le soldat qui monte la garde à votre porte.

ROSEMBERG
Ne vous en allez point, comtesse. — Au nom du ciel ! écoutez-moi !

BARBERINE
Filez, filez !

ROSEMBERG
Non, par la mort ! non, par le sang ! je briserai cette quenouille. Non, je mourrai plutôt.

BARBERINE
Adieu, seigneur !

ROSEMBERG
Encore un mot ! ne partez pas.

BARBERINE
Que voulez-vous ?

ROSEMBERG
Mais,… mais,… comtesse,… en vérité,… je suis, je… je ne sais pas filer. Comment voulez-vous que je file ?

BARBERINE
Apprenez.
(Elle ferme le guichet.)

ROSEMBERG
Non, jamais je ne filerai, quand le ciel devrait m'écraser ! Quelle cruauté raffinée ! voyez donc cette Barberine ! elle était en déshabillé, elle va se mettre au lit, à peine vêtue, en cornette, et plus jolie cent fois… Ah ! la nuit vient ; dans une heure d'ici il ne fera plus clair.(Il s'assoit.)
Ainsi, c'est décidé, il n'en faut pas douter. Non seulement je suis en prison, mais on veut m'avilir par le dernier des métiers. Si je ne file, ma mort est certaine. Ah ! la faim me talonne cruellement. Voilà six heures que je n'ai mangé ; pas une miette de pain depuis ce matin à déjeuner ! Misérable(Il se lève.)
Comment est-ce donc fait, cette quenouille ? Quelle machine diabolique est-ce là ? Je n'y comprends rien. Comment s'y prend-on ? Je vais tout briser. Que cela est entortillé ! Oh, Dieu ! j'y pense, elle me regarde ; cela est sûr, je ne filerai pas.

UNE VOIX(au dehors.)
Qui vive !
(Le couvre-feu sonne.)

ROSEMBERG
Le couvre-feu sonne ! Barberine va se coucher. Les lumières commencent à s'allumer. Les mulets passent sur la route, et les bestiaux rentrent des champs. Oh, Dieu ! passer la nuit ainsi ! là, dans cette prison, sans feu ! sans lumière ! sans souper ! le froid ! la faim ! Hé ! holà ! compagnon, n'y a-t-il pas un soldat de garde ?

BARBERINE(ouvrant le guichet.)
Eh bien ?

ROSEMBERG
Je file, comtesse, je file, faites-moi donner à souper.


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