Moi
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ACTE II - Scène VII

Eugène Labiche

ACTE II - Scène VII


Dutrécy De La Porcheraie

De La Porcheraie
Je viens de traiter avec Fourcinier à cent cinquante mille… c'est pour ainsi dire conclu… il m'a demandé jusqu'à demain matin.

Dutrécy (distrait, regardant la porte du salon.)
Allons, tant mieux ! j'en suis bien aise…

De La Porcheraie
Mais qu'avez-vous donc ? vous ne m'écoutez pas…

Dutrécy
Parfaitement… c'est que Thérèse est seule par là…

De La Porcheraie
Eh bien, est-ce que vous comptez jouer le rôle de duègne ?…

Dutrécy
Mon ami… cette jeune fille… c'est un ange ! plus je la connais, plus je l'apprécie.

De La Porcheraie
Tiens !

Dutrécy
J'appréhendais de la voir s'installer chez moi pour quinze jours ; je me disais ; "Voilà mon existence changée, bouleversée…" Eh bien, pas du tout ! c'est à peine si on l'entend… Elle trottine dans l'appartement comme un petit oiseau… si j'ai besoin d'elle… elle est là ; quand je veux être seul… elle s'envole.

De La Porcheraie (à part.)
Et il a rabattu son col !

Dutrécy
C'est bien agréable d'avoir une compagnie… qui ne vous dérange pas… Vous savez que je n'aime pas à manger seul… Fourcinier me l'a défendu… Eh bien, elle me fait société… elle découpe… elle est très adroite !… elle parle, elle babille, elle gazouille… elle me raconte sa vie de pension. Je sais déjà le nom de toutes ses petites camarades… avec leurs défauts !

De La Porcheraie
Vous voilà bien avancé !

Dutrécy
Ah ! c'est charmant !

De La Porcheraie
Papa Dutrécy… nous sommes amoureux !

Dutrécy
Moi ? chut ! (Confidentiellement.)
J'en ai peur. Tout à l'heure quand ce domestique a annoncé M. et madame Dutrécy… J'ai senti le rouge me monter au visage… et ça m'a fait plaisir !

De La Porcheraie
Vraiment ?

Dutrécy
Cela m'a prouvé que ce ne serait pas ridicule…

De La Porcheraie
Allons donc !… elle est trop jeune pour vous.

Dutrécy
Vous ne la connaissez pas… Elle est jeune quand il le faut… et raisonnable, posée, quand cela est nécessaire.

De La Porcheraie
Et comment ce mal vous est-il survenu ?

Dutrécy
Je n'en sais rien… en la regardant ranger les armoires… elle a fait mettre son linge, mes habits en état. Ah ! on serait bien soigné avec une pareille femme ! Hier soir, elle m'a entendu tousser et elle m'a composé elle-même une petite tisane de violette, avec du miel… comme à la pension, et je ne tousse plus.

De La Porcheraie
Ah ! vous m'en direz tant !

Dutrécy
Elle m'a tenu compagnie toute la soirée… elle m'a lu l'Homme à l'oreille cassée… et elle prononce !… on entend tous les mots… Il fallait la voir rire… des dents charmantes… des perles.

De La Porcheraie
Prenez garde !… Les perles recherchent le monde… l'éclat des lumières.

Dutrécy
Oh ! pas Thérèse, elle n'aime que son intérieur ; avec une tapisserie, elle passe sa soirée.

De La Porcheraie
Oui, elles sont toutes comme ça… avant d'être mariées… mais après !… J'y ai été pris, moi !

Dutrécy
Vous, quand ça ?

De La Porcheraie
Eh bien, et ma femme ?

Dutrécy
Comment ! vous êtes marié ?

De La Porcheraie
Mais certainement ! vous ne le saviez pas ?

Dutrécy
Non !

De La Porcheraie
J'ai cru que vous le saviez.

Dutrécy
Voilà dix ans que je vous connais et c'est la première fois… Vous ne m'avez jamais présenté à Madame…

De La Porcheraie
Oh ! par exemple ! du diable si je sais où elle est ! Voilà bientôt onze ans que nous nous sommes perdus de vue.

Dutrécy
Séparés !

De La Porcheraie
Nous sommes restés sept ou huit mois ensemble… je ne sais pas au juste.

Dutrécy
Ah ! mon pauvre ami ! je comprends… une catastrophe !
De La Porcheraie
Non, elle était très honnête… mais une femme impossible ! une mondaine ! Elle ne rêvait que fêtes et plaisirs ! Tous les jours, elle me traînait au bal, au concert… dans des endroits malsains… sans air… il fallait attendre notre voiture à la sortie… je m'enrhumais, et le lendemain… vous croyez qu'elle se reposait ? du tout ! Elle se mettait à son piano… à l'aube, elle me tapotait des polkas, des valses. Ce n'était pas tenable ! Enfin, un jour, je lui ai dit ; "Madame, prenez votre fortune, moi la mienne, et faites-moi le plaisir d'aller danser ailleurs ! "

Dutrécy
Je comprends cela… Et vous ne l'avez jamais revue ?

De La Porcheraie
Si, une fois… sur le chemin de fer de Mulhouse.

Dutrécy
Ah !

De La Porcheraie
Nous nous sommes salués !… J'envoie quelquefois prendre de ses nouvelles et elle m'adresse sa carte au jour de l'an… nous ne sommes pas fâchés.

Dutrécy
Oh ! moi ! avec Thérèse… je n'ai pas à craindre un pareil dénouement… Elle n'aime pas le bal… elle est habituée à se coucher de bonne heure… c'est une petite dormeuse… À la pension, nous l'appelions… (se reprenant)
on l'appelait… mademoiselle Marmotte !

De La Porcheraie
Précieuse disposition ! oh ! la femme qui dort !

Dutrécy
Maintenant, mon ami, parlez-moi franchement… ne me flattez pas… j'ai cinquante-quatre ans…

De La Porcheraie
Oh !

Dutrécy
Pas beaucoup plus… je suis admirablement conservé ; me conseillez-vous d'épouser Thérèse ?

De La Porcheraie
D'abord, voudra-t-elle de vous ?

Dutrécy
Je suis plus riche qu'elle !

De La Porcheraie
Et si elle aime Georges, son prétendu ?

Dutrécy
Oh ! non, ce n'est pas le prétendu qu'elle aime… c'est le mariage.

De La Porcheraie
Alors, voici mon opinion. Dans ce monde, il faut faire tout ce qui vous promet de la satisfaction… Raisonnons… vous êtes amoureux ?
Dutrécy timidement.
Je crois que oui.

De La Porcheraie
Donc, vous serez heureux de vivre avec Thérèse… Si plus tard vous l'ennuyez, si elle vous trompe…

Dutrécy
Comment !

De La Porcheraie
Vous ne le saurez pas ! et vous n'en serez que mieux soigné… Donc votre partie est belle dans les deux hypothèses, donc mariez-vous !

Dutrécy
C'est que vous avez une manière d'envisager les choses…

De La Porcheraie
Et puis le mariage, dit-on, vous crée un intérieur ; c'est un oranger sous lequel on place un banc pour se reposer… Je ne vois aucun inconvénient à s'y asseoir… si ça ne vous va pas, vous ferez comme moi, vous vous lèverez !

Dutrécy
C'est que je ne me marie que pour m'asseoir !

De La Porcheraie
Maintenant, quant à ce qui me concerne… si votre maison devient moins agréable… si votre femme m'impose de la gêne, de la contrainte… je ne viendrai plus chez vous, voilà tout !

Dutrécy
Voilà tout ! Il y a une chose qui m'embarrasse un peu.

De La Porcheraie
Quoi donc ?

Dutrécy
J'ai donné ma parole à Georges…

De La Porcheraie
Vous pouvez la retirer… Trouvez un prétexte !

Dutrécy
J'ai bien cherché ; mais c'est très difficile… Il faudrait l'amener à renoncer de lui-même.

De La Porcheraie
Tiens ! jetez-lui Armand dans les jambes.

Dutrécy
Quoi, Armand ?

De La Porcheraie
Il aime aussi Thérèse.

Dutrécy
Lui ? pas possible !

De La Porcheraie
Vous êtes trois. Ce nombre plaît aux dieux ! Comment ! vous n'avez pas flairé ça, un amoureux ?

Dutrécy
Parbleu ! voilà une heureuse découverte ! Armand a sauvé Georges…

De La Porcheraie
Il a porté son arbre !

Dutrécy
C'est vrai ! Et si l'autre a un peu de cœur…

De La Porcheraie
Oh ! ne comptez pas là-dessus !… En amour, le cœur se donne tout entier… Il n'en reste plus pour la galerie !…

Dutrécy
Oh ! Georges est une nature d'élite !

De La Porcheraie
Après ça… essayez ! Je vous laisse.

Dutrécy
Vous partez ?

De La Porcheraie
Cette réunion de famille n'est pas folâtre… Je vais fumer un cigare à mon cercle… Adieu… jeune homme !…
(Il sort.)

Dutrécy (seul.)
Il est bien difficile que Georges ne se sacrifie pas à son tour. Il me semble que si j'étais à sa place… et si j'avais son âge !… C'est lui !


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