Moi
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ACTE I - Scène IV

Eugène Labiche

ACTE I - Scène IV


Dutrécy de La Porcheraie ; puis Aubin

De La Porcheraie (s'asseyant)
Asseyez-vous donc.

Dutrécy
Mais que faisiez-vous donc si matin dans ma bibliothèque ?

De La Porcheraie
Je prenais un renseignement… Hier, à l'Opéra, j'étais avec vous dans votre loge, pendant le ballet…

Dutrécy
Oui.

De La Porcheraie
Vous regardiez se développer les danseuses, vous… Moi, j'écoutais…

Dutrécy (inquiet)
Ah ! la musique ?

De La Porcheraie
Un monsieur placé dans la loge voisine et qui me semblait avoir toutes sortes de raisons pour être bien informé… Ce monsieur disait qu'on allait percer une nouvelle rue…

Dutrécy (vivement)
À Passy… dans le jardin du docteur Fourcinier ?…

De La Porcheraie
Tiens ! vous écoutiez aussi ? ce jardin a trois arpents…

Dutrécy
Au moins !

De La Porcheraie
Et si on pouvait acheter la maison avant que la nouvelle fût ébruitée… il y a là cent mille écus à gagner… Je songe à emmancher cette petite opération…

Dutrécy (vivement)
Ah ! permettez, j'y songe aussi.

De La Porcheraie
Comment ! vous iriez sur mes brisées ?…

Dutrécy
Pardon ! c'est vous, au contraire… D'abord l'affaire m'appartient.

De La Porcheraie
Pourquoi ?

Dutrécy
C'est dans ma loge que vous avez appris la nouvelle.

De La Porcheraie
Allons donc ! Il est tombé un mot dans mon oreille, et mon oreille ne fait pas partie de votre loge.

Dutrécy
C'est tout au moins une question de convenances…

De La Porcheraie
Oh ! pas de phrases !… Nous parlons affaires…

Dutrécy
Cependant… voyons… écoutez-moi… vous ne pouvez pas agir ainsi… vous ! un ami de dix ans… auquel je serre la main tous les jours !…

De La Porcheraie
Eh bien, est-ce que je ne vous la serre pas aussi, la main ? Une poignée de main… qu'est-ce que cela prouve ?

Dutrécy
Comment ?

De La Porcheraie
Que nous nous connaissons… un peu. Nous vivons de la même vie, nous sommes du même cercle, vous aimez ce qui est bon… j'aime ce qui est exquis. Nous avons les mêmes goûts… et probablement les mêmes vices…

Dutrécy
Bien obligé !

De La Porcheraie
Vous êtes riche, j'ai quarante mille livres de rente… Nous sommes certains que nous ne nous emprunterons jamais d'argent… donc, poignée de main !

Dutrécy
À la bonne heure !

De La Porcheraie
Mais, si vous partez de là pour croire que je vais sacrifier une magnifique affaire sur l'autel de l'amitié… non, je ne suis plus votre homme… je retire ma main !
Dutrécy (à part.)
Il a raison, au fond ! (Haut.)
Allons, mon cher, n'en parlons plus… Suivez l'affaire… portez-vous acquéreur…

De La Porcheraie
Vous renoncez ?

Dutrécy
Ah ! je ne dis pas cela !

De La Porcheraie
Comment ?

Dutrécy
Je me réserve le droit de vous faire concurrence… de surenchérir…

De La Porcheraie
Eh bien, à la bonne heure ! voilà parler raison ! C'est sensé, ce que vous me dites là… Voyons… causons…

Dutrécy (s'asseyant.)
Asseyez-vous donc.

De La Porcheraie
Non, merci.

Dutrécy
À votre aise.

De La Porcheraie
Voyons… voulez-vous faire l'affaire ensemble ?

Dutrécy
Franchement, j'aimerais mieux la faire tout seul.

De La Porcheraie
Parbleu ! moi aussi !… Mais puisqu'il n'y a pas moyen…

Dutrécy
C'est juste… allons ! j'accepte ! touchez là ! …

De La Porcheraie
Notre amitié se trouve d'accord avec notre intérêt… donc…
(Ils se serrent la main.)

Dutrécy
Donc, poignée de main !

De La Porcheraie
Poignée de main.

Dutrécy
C'est étonnant comme nous nous entendons.

De La Porcheraie
Nous sommes deux esprits justes… La première fois que je vous ai vu, je vous ai tout de suite apprécié… Nous étions dans un coupé de diligence…

Dutrécy
Route de Toulouse… Il y avait encore des diligences dans ce temps-là…

De La Porcheraie
Nous étions seuls… nous occupions chacun un coin.

Dutrécy
Et votre sac de nuit était au milieu… ce qui me gênait passablement…

De La Porcheraie
J'aime à étendre mes jambes… je suis comme vous… À un des relais, une dame monte… assez jolie pour le pays… vous ne bougez pas, vous fermez les yeux et vous gardez votre coin.

Dutrécy
Vous aussi !

De La Porcheraie
Moi ? parbleu ! Alors, je me suis dit ; "Voilà un homme fort ! voilà un homme qui est dans le vrai ! " Et j'ai conçu pour vous une certaine estime.

Dutrécy
Mon cher ami, vous vous trompez… je sais ce qu'on doit aux dames… mais j'étais souffrant… je dormais.

De La Porcheraie
Allons donc ! moi, j'ai le courage de mon opinion ; si je n'ai pas cédé ma place à cette dame, c'est que j'étais très bien dans mon coin et que j'aurais été très mal au milieu !

Dutrécy
Tenez, taisez-vous ! vous n'êtes qu'un égoïste !

De La Porcheraie
Je crois que nous sommes un peu de la même famille…

Dutrécy
Par exemple !… Je puis avoir des défauts… mais pas celui-là… je le trouve horrible !

De La Porcheraie
Savez-vous la différence qu'il y a entre nous ?… Vous, vous êtes un égoïste timide… un égoïste peint en rose… Moi, j'ai économisé les frais de peinture, j'ai conservé ma couleur naturelle.

Dutrécy (à part)
Il est atroce ! (Haut.)
Vous déjeunez avec moi ?…

De La Porcheraie
Impossible ! j'ai accepté une autre invitation.

Dutrécy
Eh bien, vous la manquerez… je vous en prie…

De La Porcheraie
Voyous… franchement… qu'est-ce que vous avez pour déjeuner ?

Dutrécy
Gourmand !… Un perdreau truffé !… bien rebondi !

De La Porcheraie
Là-bas, il y a un salmis de bécasse… Après ?…

Dutrécy
Des asperges en branche… le 20 février !

De La Porcheraie
Là-bas, des petits pois nouveaux… Je suis bien embarrassé.

Dutrécy
Enfin, hier, en passant devant Chevet, j'ai aperçu un petit melon…

De La Porcheraie
Tiens ! je n'en ai pas encore mangé de l'année… Je déjeune avec vous !

Dutrécy
Alors, ce n'est pas pour moi… c'est pour le melon.

De La Porcheraie
Soyons francs… Vous m'invitez, parce que ça vous ennuie de déjeuner seul…

Dutrécy (s'oubliant.)
Oui… (Se reprenant.)
C'est-à-dire non…

De La Porcheraie
Moi, j'accepte… parce que votre déjeuner est le meilleur…

Dutrécy
Il est gentil ! (Il sonne. Aubin paraît.)
Mettez un couvert de plus et dites qu'on serve à l'heure.

De La Porcheraie (lorgnant Aubin)
Où diable avez-vous été décrocher ce valet de chambre ?

Dutrécy
Il est bien, n'est-ce pas ? C'est un Breton… un garçon honnête… dévoué… ça tient à la race.

De La Porcheraie
Je m'en suis offert un autrefois… un cœur d'or !… malheureusement, il mettait mes bottes… c'est ennuyeux d'avoir un Breton dans ses bottes…

Aubin (à Dutrécy)
Monsieur… j'ai dans ma poche une lettre pour vous…

Dutrécy
Eh bien, donne-la !

Aubin (la tirant de sa poche.)
La voilà !

Dutrécy
C'est bien… Le déjeuner à l'heure… (Aubin sort. Ouvrant la lettre.)
Ah ! c'est d'Armand…

De La Porcheraie
Votre neveu…

Dutrécy
Un enfant que j'ai élevé… car j'élève des enfants, moi… pour un égoïste… ce n'est pas mal. Tiens, il est au Brésil.

De La Porcheraie
Vous ne le saviez pas ?…

Dutrécy
Ma foi, non !… les marins, on ne sait jamais où ils sont. (Lisant.)
"Mon cher oncle, je vous écris sur le lit d'un de mes amis atteint de la fièvre jaune…" (Cessant de lire et éloignant la lettre.)
Mon ami, je ne sais pas ce qu'il y a dans mon lorgnon… faites-moi donc le plaisir de continuer.
Il lui offre la lettre.

De La Porcheraie (la prenant)
Il n'y a rien à craindre… on les passe dans du vinaigre… (Lisant.)
"Atteint de la fièvre jaune… Je suis seul à le soigner, c'est vous dire que j'irai jusqu'au bout. "

Dutrécy
L'imprudent !

De La Porcheraie
L'imbécile. (Lisant.)
"Je ne sais quel sort m'attend… Si je ne vous revois pas… recevez mes remerciements pour les soins que vous avez pris de mon enfance et pour l'amitié que vous m'avez toujours témoignée. "

Dutrécy
Ah ! oui, pauvre garçon !

De La Porcheraie (lisant)
"Dites à ma petite cousine Thérèse que mon dernier souvenir sera pour elle. "

Dutrécy
La date ? la date de cette lettre ?

De La Porcheraie
"À bord du navire brésilien la Fiorina, 25 septembre. "

Dutrécy
Cinq mois !…

De La Porcheraie (lui rendant la lettre)
Dans du vinaigre !

Dutrécy
Et pas de nouvelles depuis ! C'est fini, je ne le reverrai plus !…

De La Porcheraie
Oh ! qui sait ?

Dutrécy
Je vous dis que je ne le reverrai plus ! c'est affreux !

De La Porcheraie (à part)
Il va se croire obligé de pleurer… je regrette de ne pas avoir choisi l'autre déjeuner…

Dutrécy
Un enfant dont je me suis toujours occupé… un enfant qui… Il devait me rapporter des cigares de la Havane !…

De La Porcheraie
Oh ! la régie en vend d'excellents !…

Dutrécy
Cela me fait une peine…

De La Porcheraie (prenant son chapeau)
Allons ! vous êtes dans le chagrin… décidément je ne déjeunerai pas avec vous.

Dutrécy
Comment ! vous me quittez ?

De La Porcheraie
Je reviendrai tantôt… les grandes douleurs demandent à rester seules !… Adieu !…


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