Moi
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ACTE I - Scène VIII

Eugène Labiche

ACTE I - Scène VIII


Dutrécy De La Porcheraie ; puis Armand Bernier

Dutrécy (revenant, à De La Porcheraie)
Eh bien ?…

De La Porcheraie
J'ai vu le jardin… superbe !… Et Fourcinier ?… que lui avez-vous dit ?

Dutrécy
Je l'ai anéanti… Je lui ai fait espérer la construction d'un abattoir en face de sa grille d'honneur…

De La Porcheraie
Ah ! voyez-vous ça… Il faudra que nous passions un petit écrit pour régler nos conditions…

Dutrécy
Je comptais vous le demander aussi.
De La Porcheraie déroulant un papier.
Naturellement… je me suis fait accompagner d'un géomètre et nous avons levé le plan du jardin….

Dutrécy
Déjà ?…

De La Porcheraie
Regardez-moi ça…

Dutrécy
Voyons la façade… c'est important…

De La Porcheraie
Trois cent vingt-cinq mètres… Nous ouvrirons une rue au milieu et nous construirons des hôtels à droite et à gauche… Attendez !… j'ai un crayon… je vais les marquer…
(Il va s'asseoir à une table.)

Aubin (entrant)
Monsieur… c'est une voiture qui s'arrête à la porte…

Dutrécy
Qu'est-ce que ça me fait ?… je n'y suis pas !…

Aubin (regardant par la fenêtre.)
Avec des malles !…

Dutrécy
Des malles !… Je n'attends personne !…

Armand (paraissant au fond.)
Pas même moi ?…

Dutrécy
Armand !… (S'arrêtant au moment de l'embrasser.)
Tu es guéri, au moins ?…

De La Porcheraie (à part.)
Cri du cœur !…

Armand
Je n'ai pas même été malade… (Ils s'embrassent.)
La fièvre jaune n'a pas voulu de moi !… et l'ami que j'ai soigné a débarqué avec moi, il y a deux jours, à Saint-Nazaire…

Dutrécy
Ah ! tu ne peux te figurer l'inquiétude, le chagrin… Tu ne me rapportes pas de cigares ?…

Armand
Si, et de fameux !… Des cigares de planteur… J'en ai six caisses !…

Dutrécy (indiquant De La Porcheraie)
Chut !… plus bas…

Armand (bas.)
Il n'a pas entendu. (Haut.)
Monsieur de La Porcheraie…

De La Porcheraie
Bonjour, Armand… (Ils se serrent la main.)
Vous pouvez vous vanter de nous avoir fait peur !… (Regardant le plan.)
Vous permettez ?…

Armand
Mon oncle, je vous demanderai l'hospitalité pour quelque temps ?

Dutrécy
Tu as obtenu un congé ?…

Armand
Non, j'ai donné ma démission…

Dutrécy
Comment ?…

Armand
Vous savez que j'avais pris du service sur un navire brésilien… Un matin, comme je vous l'ai écrit, on constate à bord un cas de fièvre jaune… le capitaine tient conseil et décide que le passager malade sera déposé sur la première plage que l'on rencontrera…

De La Porcheraie
Comme je comprends ce capitaine !…

Armand
J'étais indigné… je protestai… mais vainement… À la vue de ce malheureux qu'on descendait dans le canot, comme dans un cercueil… je ne pus me contenir… je rendis mes épaulettes et je le suivis !…

Aubin (qui range la table au fond, à part.)
Ah ! c'est bien, ça !…

Dutrécy
Comment ! tu as fait cela, toi ?…

De La Porcheraie (à Dutrécy)
Si c'est comme cela que vous élevez les enfants !…

Dutrécy
Mais c'est absurde !… donner sa démission pour s'accrocher à un homme qui a la fièvre jaune !…

Armand
Il fallait donc l'abandonner, seul, sans secours, dans un pays inconnu ?… un compatriote ?… car je ne vous l'ai pas dit ; c'était un Français !…

Dutrécy
Parbleu ! c'est bien rare !… Tu en aurais retrouvé d'autres… Il n'en manque pas de Français !…

De La Porcheraie
Armand vous nous faites de la peine !…

Armand
Moi ?…

De La Porcheraie
Mon ami, laissez-moi vous le dire, vous êtes sur une pente déplorable… la pente du sacrifice qui illustra don Quichotte…

Armand
Vous en eussiez fait autant à ma place !…

De La Porcheraie
Oh ! non !…

Dutrécy
Je réponds de lui !…

De La Porcheraie
Dans les circonstance suprêmes, je songe à moi ! _

Armand
Comment ?…

De La Porcheraie
À ce joli petit moi… qui est tout notre univers…

Armand
Qu'est-ce que c'est que votre moi ?…

De La Porcheraie
Mais c'est un composé de tous les organes qui peuvent m'apporter une jouissance…

Aubin (à part, écoutant.)
Il s'exprime bien, l'ami de Monsieur…

De La Porcheraie
C'est ma bouche… quand elle savoure une truffe moelleuse, mes yeux lorsqu'ils se reposent sur une jolie femme…

Aubin (à part, se passionnant.)
Oh ! oh !

De La Porcheraie
Mon oreille… quand elle m'apporte l'écho d'une musique… digestive et peu savante…

Armand
Eh bien !… et le cœur ?…

De La Porcheraie
Oh ! le cœur n'est pas de la maison… c'est un invité… un noble étranger qu'il est impossible de jeter à la porte, malheureusement… mais qu'il faut rigoureusement surveiller, sans quoi il nous ôte le pain de la bouche et jette, par toutes les fenêtres, notre argenterie aux passants.

Armand
Mon oncle, vous ne dites rien ?…

Dutrécy
Moi ?… je suis indigné !… Quand tu me parleras du cœur… je serai toujours avec toi… contre de La Porcheraie… Oui, le cœur est un noble organe… un présent du Ciel !… Nous devons le laisser régner…

De La Porcheraie
Mais pas gouverner !…

Dutrécy
C'est un roi constitutionnel… (À Armand.)
Vois-tu, dans ce monde… il ne faut pas être égoïste !… mais il faut penser à soi, à sa fortune, à son bien-être… les autres n'y penseront pas pour toi, d'abord…

Aubin (à part.)
Il a raison, Monsieur…

Dutrécy
Retiens bien cette maxime d'un sage… toute la science de la vie est là ; On n'a pas trop de soi pour penser à soi !…

Aubin (à part.)
Tiens !… il reste du cachet rouge !… Monsieur a raison ; On n'a pas trop de soi pour penser à moi !
Il cache la bouteille sous son habit et disparaît.

Armand
Alors, si je vous comprends bien, vous faites de l'homme, de l'individu, une espèce de fort blindé et cuirassé, sur la porte duquel vous écrivez Moi !… moi seul !… Eh bien, nous autres, marins, c'est d'un autre œil que nous voyons les choses… Vous dites ; moi… Nous disons ; nous… De tous nos organes (je prends votre mot)
, celui que nous estimons le plus, c'est le cœur !… Et ce n'est pas un hôte que nous surveillons… mais un maître auquel nous sommes fiers d'obéir !… C'est ce maître qui nous enseigne la religion du dévouement, qui nous dit que Dieu ne nous a créés faibles que pour nous forcer à nous rapprocher, à nous aimer, à nous secourir !…

Dutrécy
Oui… en mer, je ne dis pas !…

Armand
Mais, mon oncle, les sauvages… les sauvages eux-mêmes, ont la conscience de cette solidarité humaine…

Dutrécy
Les sauvages ?…

Armand
Oui… jugez-en ! C'est au milieu d'eux que nous avons été débarqués, mon cher malade et moi… Accueillis d'abord avec défiance, quand ils virent que l'un de nous souffrait, poussés par la sainte loi de la compassion, ils s'approchèrent, ils vinrent à nous, ils nous ouvrirent leurs cabanes !…

De La Porcheraie
Mais c'est une page des Incas !…

Armand
Lorsque plus tard, enfin, je voulus remercier le chef de cette petite tribu…

De La Porcheraie
Le cacique !…

Armand
Il me répondit ; "L'homme se doit à l'homme ; autrefois, nous vivions isolés et nous dormions sous le ciel. Un jour, l'un de nous voulut se bâtir une cabane…"

De La Porcheraie
La chaumière indienne !…

Armand
"Il abattit un chêne ; quand le chêne fut à terre, il s'aperçut qu'il était trop faible pour le soulever ; un autre homme passa, il l'appela et lui dit ; — Aide-moi ; porte mon arbre… je porterai le tien !…"

De La Porcheraie
Et la Société immobilière fut fondée… Capital social ; un arbre !…

Dutrécy
Vous direz ce que vous voudrez… je trouve cet apologue très beau… et j'ajoute que tous les hommes sont frères !…

De La Porcheraie (à part.)
Nous allons le voir conclure.

Dutrécy
Chacun, ici-bas, doit porter l'arbre de son voisin… oui !…

De La Porcheraie
Dites donc, je trouve cinq hôtels à gauche et quatre à droite…

Dutrécy
Pourquoi pas cinq de chaque côté ?…

De La Porcheraie
Cela manquerait d'air… ce serait malsain !…

Dutrécy (étonné.)
Malsain ?… puisque c'est pour vendre !…

De La Porcheraie (à part.)
Voilà !… il lâche son arbre !…

Dutrécy
Oui, l'humanité est une grande forêt… dont chaque arbre… n'est-ce pas votre avis ?…

De La Porcheraie
Moi, je n'ai pas de forêt, je n'ai que du trois pour cent !

Dutrécy
La Porcheraie, respectez mes convictions !…

De La Porcheraie
Je vais chercher une règle, un compas… (À Armand.)
Sans rancune !… On vous pardonne parce que vous rapportez des cigares !…

Dutrécy (à part.)
Il a entendu !…

Armand
Moqueur implacable !…

De La Porcheraie
Excusez-moi… mais elle est si drôle, votre petite histoire de sauvages… Et vous venez nous conter ça à Paris, à l'heure de la Bourse !… Tenez, vous êtes un libertin… vous avez le libertinage de la fraternité.
Il entre à droite.

Armand
Et vous, monsieur de La Porcheraie, la sobriété du dévouement !…


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