Le Roi des Frontins
-
ACTE I - SCÈNE III

Eugène Labiche

ACTE I - SCÈNE III


FRONTIN, THOMAS, paraissant sur le seuil de la porte, avec un panier de canards à la main.

THOMAS
Canes! canes! canes! canards!… C'est-y vous qui demandez des canes ?

FRONTIN
Approche, mon garçon, approche!

THOMAS
Voilà ce que c'est : Quarante sous les z'huppés… Quant aux autres…

FRONTIN
Laisse ces animaux. (THOMAS dépose son panier à droite.)
Je t'ai appelé pour causer…

THOMAS
Pour causer! (A part.)
C'est un étranger qui veut apprendre la langue.

FRONTIN
Es-tu content de ton commerce ?

THOMAS
Franchement, je n'en suis pas fou; le canard n'est pas sans épines… Je ne sais pas si ça tient aux événements politiques, mais on trime dans le canard et on trime bien!

FRONTIN
Vraiment! (A part.)
Ça se trouve à merveille !

THOMAS
Vous avez devant vous un tout jeune homme qui mange sa légitime.

FRONTIN
Comment cela ?

THOMAS
Voilà la chose… Je suis de Poissy. Mon père, un vieux brave homme, tient dans cette localité un pensionnat… pour les bestiaux et autres volailles… C'est là que j'ai été élevé… Tous les ans, à ma fête, mon père me pesait, et, tous les ans, je le voyais sourire, en constatant mon poids, qui augmentait à vue d'oeil… Un jour, enfin, au sortir de la balance, il m'attire, sous un vain prétexte, près de la porte de son établissement et me tient à peu près ce langage ; "Mon fieu! de tous mes élèves, tu es, en ce moment, le plus gras… Selon la règle de la maison, c'est donc toi qui dois en sortir le premier… Je n'ajouterai qu'un mot : va-t'en…" (Il fait mine de lancer un coup de pied.)
Et il me pousse au milieu d'un attroupement de canards qui semblaient s'être réunis tout exprès pour assister à cette séparation touchante… Dans ma rage, j'avais déjà écrasé deux ou trois de ces bipèdes, lorsque j'entends de nouveau la voix de mon auteur qui s'écrie ; "Malheureux! mais, c'est ta dot que tu foules aux pieds!…" Ma dot! Ce mot m'éclaire; je prends un bâton et je me mets à taper sur ma dot qui s'en allait de-ci, de-là!… A force de taper, nous arrivons à Paris, ma dot et moi; canes! canes! canes! canards! Voulez-vous des canards?… Ah! ben oui! personne n'achète!… Alors, pour donner l'exemple, je me mets à en plumer un et je le mange… j'en plume un second et je le mange… j'en replume un troisième et je le remange… Enfin, depuis quinze jours que je donne l'exemple, je suis ma seule pratique ; voilà les cinq derniers. (AIR du Fleuve de la vie.)
De l'héritage de mes pères, Voilà ce qui m'reste à présent! Ça m'promet des jours peu prospères Dans un av'nir peu rassurant! Je n'puis pas, malgré mon envie, Aspirer au rang des vieillards, Et, descendre, avec cinq canards, Le fleuve de la vie!

FRONTIN
Ton histoire m'a attendri, et ta physionomie me plaît!

THOMAS
Vrai! Eh bien! achetez-y un amphibie à ma physionomie.

FRONTIN
Ecoute-moi bien… Je quitte cette maison, et, si tu veux, je te donne ma place.

THOMAS
Une place! à moi ?

FRONTIN
Je t'installe en qualité de valet de confiance auprès d'un jeune seigneur riche, généreux et amoureux, qui ne verra que par tes yeux et n'agira que par tes mains; tu mettras ses habits, tu boiras son vin, cet hôtel sera le tien; enfin, tu t'engraisseras à ne rien faire, au milieu d'un voluptueux pillage. Acceptes-tu?

THOMAS
Si j'accepte!… Ah! homme généreux!… Est-on bien nourri ?

FRONTIN
Des repas succulents !

THOMAS
Pas de canard, hein ?

FRONTIN
Jamais!

THOMAS
Et vous quittez cette place-là, vous ?

FRONTIN
Oui, je… me retire dans mes terres… J'ai fait quelques économies…

THOMAS
Monsieur, vous me comblez; si j'étais plus riche, je vous paierais votre fonds… Ne l'étant pas… (Il lui serre la main.)
permettez-moi cette munificence.

FRONTIN
Voyons comment tu portes la livrée… Tiens, entre là… (Il lui montre le cabinet à gauche.)
Tu trouveras toute la défroque de Bourguignon… Il l'a laissée en partant, l'honnête homme!… Tu l'endosseras…

THOMAS
Ça me va… Je vais m'embourguignonner.

FRONTIN
Oui, va prendre le costume de l'emploi, parce qu'avant de te quitter, je veux te donner une petite leçon de belles manières.

THOMAS
Oh! les belles manières, c'est mon fort!… Vous allez voir…
(Il entre.)

FRONTIN(seul.)
Ah! monsieur le comte, vous voulez de la matière en livrée, eh bien! en voici!… et de la plus épaisse! (A THOMAS.)
Eh bien! trouves-tu?

THOMAS(de la coulisse.)
Voilà! voilà!… Oh! mais, c'est que ça me va!… (Revenant.)
Qu'estce que vous dites de cette tenue-là, vous ?

FRONTIN
Parfait!… Maintenant, le jarret tendu, les reins cambrés, et le chapeau sur l'oreille gauche.

THOMAS(qui a exécuté gauchement les mouvements indiqués.)
Ça va-t-y un peu ?

FRONTIN
Plus d'arrogance dans la tournure, le regard fier… (THOMAS exécute.)
Plus fier encore!

THOMAS
Encore plus fier que ça?… Attendez, je le tiens.

FRONTIN
Eh! non! tu louches.

THOMAS
Je louche… fièrement.

FRONTIN
Ah!… En parlant, n'oublie pas de lancer de temps en temps un petit juron.

THOMAS
Un juron?… Vingt-cinq mille millions…

FRONTIN(l'arrêtant.)
De seconde classe seulement… Comme : peste! malpeste! d'honneur!… C'est de qualité et puis ça relève la phrase.

THOMAS
D'honneur!… Oui, ça la ravigote.

FRONTIN
Ah çà! Sommes-nous un peu galant?

THOMAS
Plaît-il ?

FRONTIN
Oui… Aimes-tu la bagatelle ?

THOMAS(sans comprendre.)
La bagatelle… (A part.)
Ça doit tenir au service. (Haut.)
Je m'y mettrai à la bagatelle… Vous pouvez dire qu'on s'y mettra.

FRONTIN
Voyons comment tu t'en tireras… Voici Marinette…

THOMAS
Où ça ? FRONTIN . Eh ! nulle part, butor ! Mais elle viendra !… Et c'est toi qui lui dis : Peste! le joli minois!

THOMAS
De votre part ?

FRONTIN
Eh! non! de la tienne! (Continuant.)
D'honneur! voilà un morceau de roi!… Et tu lui prendras le menton.

THOMAS
Au roi ?

FRONTIN
A Marinette, imbécile!

THOMAS
Qui ça, Marinette ?

FRONTIN
Une femme.

THOMAS
Bien!… bien!… Comme qui dirait Pomone… Une grosse payse que j'ai; monsieur, votre commission sera faite, vous pouvez y compter. (A part.)
C'est égal, c'est une drôle de place !

FRONTIN(à part.)
Comme c'est compact! (Haut.)
Mais, j'y pense, il te faut une entrée; tiens… (Lui remettant un papier.)
Tu remettras ce papier à M. Arthur de Bethmont; c'est un ancien certificat à moi… Ton nom ?

THOMAS
Thomas.

FRONTIN
Pouah!… Tu en changes, tu te nommes maintenant Frontin… songes-y.

THOMAS
Eh quoi! je quitterais le nom de mes ancêtres ?

FRONTIN
Il le faut bien, puisque ce papier ne fait mention que de Frontin.

THOMAS
Allons, Frontin, soit… (A lui-même.)
Mais, mon père!… Oh! qu'il l'ignore toujours, le pauvre vieillard!… Il me ficherait une danse!

FRONTIN
Encore un avis : M. le comte, quoique très riche, joue l'homme gêné, c'est sa manie.

THOMAS
Oui, comme qui dirait son tic : faut pas le contrarier là-dessus.

FRONTIN
Parfaitement! Maintenant tu es seigneur de ce logis; prends ton essor, jeune aiglon!
(Il prend le panier de canards et fait mine de sortir.)

THOMAS
Dites donc, dites donc, jeune aiglon… et mes canards ?…

FRONTIN
Quoi ? ça ?… Je purge la maison : si M. le comte trouvait cette volaille ici… (Redescendant la scène.)
A propos, quel diable de cri poussais-tu donc tout à l'heure, pour débiter cette immonde marchandise ?

THOMAS
Canes! canes! canes! canards! Voilà le métier.

FRONTIN
Adieu!… (Près de la porte du fond.)
Allons, Frontin, mon ami, le front haut et la pose opulente, cela donne bon air à la maison! (Il sort par le fond, et emporte le panier aux canards.)


Autres textes de Eugène Labiche

29 degrés à l'ombre

(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...

Un pied dans le crime

(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....

Un monsieur qui prend la mouche

Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....

Un monsieur qui a brûlé une dame

(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...

Un mari qui lance sa femme

(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025