Scène IV


(DORANTE, ANGÉLIQUE.)

Dorante
Oserais-je, sans être importun, madame, vous demander un instant d'entretien ?

Angélique
Importun, Dorante ! pouvez-vous l'être avec nous ? Voilà un début bien sérieux. De quoi s'agit-il ?

Dorante
D'une proposition que M. le Marquis m'a permis de vous faire, qu'il vous rend la maîtresse d'accepter ou non, mais dont j'hésite à vous parler, et que je vous conjure de me pardonner, si elle ne vous plaît pas.

Angélique
C'est donc quelque chose de bien étrange ? Attendez, ne serait-il pas question d'un certain mariage, dont Lisette m'a déjà parlé ?

Dorante
Je ne l'avais pas priée de vous prévenir ; mais c'est de cela même, madame.

Angélique
En ce cas-là, tout est dit, Dorante ; Lisette m'a tout conté. Vos intentions sont louables, et votre projet ne vaut rien. Je vous promets de l'oublier. Parlons d'autre chose.

Dorante
Mais, madame, permettez-moi d'insister ; le récit de Lisette peut n'être pas exact.

Angélique
Dorante si c'est de bonne foi que vous avez craint de me fâcher, la manière dont je m'explique doit vous arrêter, ce me semble ; et je vous le répète encore, parlons d'autre chose.

Dorante
Je me tais, madame, pénétré de douleur de vous avoir déplu.

Angélique ( riant.)
Pénétré de douleur ! C'en est trop ; il ne faut point être si affligé, Dorante. Vos expressions sont trop fortes ; vous parlez de cela comme du plus grand des malheurs !

Dorante
C'en est un très grand pour moi, madame, que vous avoir déplu. Vous ne connaissez ni mon attachement, ni mon respect.

Angélique
Encore ? Je vous déclare, moi, que vous me désespérerez, si vous ne vous consolez pas. Consolez-vous donc par politesse, et changeons de matière. Aurons-nous le plaisir de vous avoir encore ici quelque temps ? Comptez-vous y faire un peu de séjour ?

Dorante
Je serais trop heureux de pouvoir y demeurer toute ma vie, madame…

Angélique
Tout de bon ! Et moi, trop enchantée de vous y voir pendant toute la mienne. Continuez.

Dorante
Je n'ose plus vous répondre, madame.

Angélique
Pourquoi ? Je parle votre langage ; je réponds à vos exagérations par les miennes. On dirait que votre souverain bonheur consiste à ne me pas perdre de vue et j'en serais fâchée. Vous avez une douleur profonde pour avoir pensé à un mariage dont je me contente de rire ; vous montrez une tristesse mortelle, parce que je vous empêche de répéter ce que Lisette m'a déjà dit. Eh mais ! vous succomberez sous tant de chagrins ; il n'y va pas moins que de votre vie, s'il faut vous en croire.

Dorante
Souffrirez-vous que je parle, madame ? Il n'y a rien de moins incroyable que le plaisir infini que j'aurais à vous voir toujours, rien de plus croyable que l'extrême confusion que j'ai de vous avoir indisposé contre moi, rien de plus naturel que d'être touché autant que je le suis de ne pouvoir du moins me justifier auprès de vous.

Angélique
Je les sais vos justifications ; vous les mettriez en plusieurs articles, et je vais vous les réduire en un seul ; c'est que celui que vous me proposez est extrêmement riche. N'est-ce pas là tout ?

Dorante
Ajoutez-y, madame, que c'est un honnête homme.

Angélique
Eh ! sans doute. Je vous dis qu'il est riche ; c'est la même chose.

Dorante
Ah ! madame, ne fût-ce qu'en ma faveur, ne confondons pas la probité avec les richesses. Daignez vous ressouvenir que je suis riche aussi, et que je mérite qu'on les distingue.

Angélique
Cela ne vous regarde pas, Dorante, et je vous excepte ; mais que vous me disiez qu'il est honnête homme, il ne lui manquerait plus que de ne pas l'être !

Dorante
Il est d'ailleurs estimé, connu, destiné à un poste important.

Angélique
Sans doute, on a des places et des dignités avec de l'argent ; elles ne sont pas glorieuses. Venons au fait. Quel est-il votre homme ?

Dorante
Simplement un homme de bonne famille, mais à qui, malgré cela, madame, on offre actuellement de très grands partis.

Angélique
Je vous crois ; on voit de tout dans la vie.

Dorante
Je me tais, madame ; votre opinion est que j'ai tort, et je me condamne.

Angélique
Croyez-moi, Dorante, vous estimez trop les biens, et le bon usage que vous faites des vôtres vous excuse ; mais, entre nous, que ferais-je avec un homme de cette espèce-là ? Car la plupart de ces gens-là sont des espèces, vous le savez. L'honnête homme d'un certain état n'est pas l'honnête homme du mien. Ce sont d'autres façons, d'autres sentiments, d'autres mœurs, presqu'un autre honneur ; c'est un autre monde. Votre ami me rebuterait, et je le gênerais.

Dorante
Ah ! madame, épargnez-moi, je vous prie ; vous m'avez promis d'oublier mon tort, et je compte sur cette bonté-là dans ce moment même.

Angélique
Pour vous prouver que je n'y songe plus, j'ai envie de vous prier de rester encore avec nous quelque temps ; vous me verrez peut-être incessamment mariée.

Dorante
Comment, madame ?

Angélique
J'ai un de mes parents qui m'aime et que je ne hais pas ; qui est actuellement à Paris, où il suit un procès important dont le gain est presque sûr, et qui n'attend que ce succès pour venir demander ma main.

Dorante
Et vous l'aimez, madame ?

Angélique
Nous nous connaissons dès l'enfance.

Dorante
J'ai abusé trop longtemps de votre patience, et je me retire toujours pénétré de douleur.

Angélique (à part.)
Toujours cette douleur ! Il faut qu'il ait une manie pour ces grands mots-là.

Dorante ( revenant.)
J'oubliais de vous prévenir sur une chose, madame. Lépine, à qui je destine une récompense de ses services, voudrait épouser Lisette, et je lui défendrai d'y penser, si vous me l'ordonnez.

Angélique
Lisette est une fille de famille qui peut trouver mieux, monsieur, et je ne vois pas que votre Lépine lui convienne.


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