Scène II


(DORANTE, LÉPINE, LISETTE.)

Dorante (voyant Lépine baiser la main de Lisette.)
Courage, mes enfants ; vous ne vous haïssez pas, ce me semble ?

Lépine
Non, monsieur. C'est une concierge que j'arrête pour votre château ; je concluais le marché, et je lui donnais des arrhes.

Dorante
Est-il vrai, Lisette ? L'aimes-tu ? A-t-il raison de s'en vanter ? Je serais bien aise de le savoir.

Lisette
Il n'y a donc qu'à prenre qu'ous le savez, monsieur.

Dorante
Je t'entends.

Lisette
Que voulez-vous ? Il m'a tant parlé de sa raison pardue, d'épousailles, et des circonstances de ma parsonne ; il a si bian agencé ça avec vote châtiau, que me velà concierge ; autant vaut.

Dorante
Tant mieux, Lisette. J'aurai soin de vous deux. Lépine est un garçon à qui je veux du bien, et tu me parais une bonne fille.

Lépine
Allons, la petite, ripostons par deux révérences, et partons ensemble. (Ils saluent.)

Dorante
Ah çà ! Lisette, puisqu'à présent je puis me fier à toi, je ne ferai point difficulté de te confier un secret ; c'est que j'aime passionnément ta maîtresse, qui ne le sait pas encore ; et j'ai eu mes raisons pour le lui cacher. Malgré les grands biens que m'a laissé mon père, je suis d'une famille de simple bourgeoisie. Il est vrai que j'ai acquis quelque considération dans le monde ; on m'a même déjà offert de très grands partis.

Lépine
Vraiment ! tout Paris veut nous épouser.

Dorante
Je vais d'ailleurs être revêtu d'une charge qui donne un rang considérable ; d'un autre côté, je suis étroitement lié d'amitié avec le marquis, qui me verrait volontiers devenir son gendre ; et, malgré tout ce que je dis là pourtant, je me suis tu. Angélique est d'une naissance très distinguée. J'ai observé qu'elle est plus touchée qu'une autre de cet avantage-là, et la fierté que je lui crois là-dessus m'a retenu jusqu'ici. J'ai eu peur, si je me déclarais sans précaution, qu'il ne lui échappât quelque trait de dédain, que je ne me sens pas capable de supporter, que mon cœur ne lui pardonnerait pas ; et je ne veux point la perdre, s'il est possible. Toi, qui la connais et qui as sa confiance, dis-moi ce qu'il faut que j'espère. Que pense-t-elle de moi ? Quel est son caractère ? Ta réponse décidera de la manière dont je dois m'y prendre.

Lépine
Bon ! c'est autant de marié ; il n'y a qu'à aller franchement ; c'est la manière.

Lisette
Pas tout à fait. Faut cheminer doucement ; il y a à prendre garde.

Dorante
Explique-toi.

Lisette
Écoutez, monsieur ; je commence par le meilleur. C'est que c'est une fille comme il n'y en a point, d'abord. C'est folie que d'en chercher une autre ; il n'y a de ça que cheux nous ; ça se voit ici, et velà tout. C'est la pus belle humeur, le cœur le pus charmant, le pus benin !… Fâchez-la, ça vous pardonne ; aimez-la, ça vous chérit ; il n'y a point de bonté qu'alle ne possède ; c'est une marveille, une admiration du monde, une raison, une libéralité, une douceur !… Tout le pays en rassote.

Lépine
Et moi aussi ; ta merveille m'attendrit.

Dorante
Tu ne me surprends point, Lisette ; j'avais cette opinion-là d'elle.

Lisette
Ah çà ! vous l'aimez, dites-vous ? Je vous avise qu'alle s'en doute.

Dorante
Tout de bon ?

Lisette
Oui, monsieur, alle en a pris la doutance dans vote œil, dans vos révérences, dans le respect de vos paroles.

Dorante
Elle t'en a donc dit quelque chose ?

Lisette
Oui, monsieur ; j'en discourons parfois. Lisette, ce me fait-elle, je crois que ce garçon de Paris m'en veut ; sa civilité me le montre. C'est votre beauté qui li oblige, ce li fais-je. Alle repart : ce n'est pas qu'il m'en sonne mot ; car il n'oserait ; ma qualité l'empêche. Ça vienra, ce li dis-je. Oh ! que nenni, ce me dit-elle ; il m'appriande trop ; je serais pourtant bian aise d'être çartaine, à celle fin de n'en plus douter. Mais il vous fâchera s'il s'enhardit, ce li dis-je. Vraiment oui, ce dit-elle ; mais faut savoir à qui je parle ; j'aime encore mieux être fâchée que douteuse.

Lépine
Ah ! que cela est bon, monsieur ! comme l'amour nous la mitonne !

Lisette
Eh ! oui, c'est mon opinion itou. Hier encore, je li disais, toujours à vote endroit : Madame, queu dommage qu'il soit bourgeois de nativité ! Que c'est une belle prestance d'homme ! Je n'avons point de noblesse qui ait cette phisolomie-là : alle est magnifique. Pardi ! quand ce serait pour la face d'un prince. T'as raison, Lisette, me repartit-elle ; oui, ma fille, c'est dommage. Cette nativité est fâcheuse ; car le personnage est agriable ; il fait plaisir à considérer ; je n'en vas pas à l'encontre.

Dorante
Mais, Lisette, suivant ce que tu me rapportes là, je pourrais donc risquer l'aveu de mes sentiments ?

Lisette
Ah ! monsieur, qui est-ce qui sait ça ? Parsonne. Alle a de la raison en tout et partout, hors dans cette affaire de noblesse. Faut pas vous tromper, il n'y a que les gentilshommes qui soyont son prochain ; le reste est quasiment de la formi pour elle. Ce n'est pas que vous ne li plaisiais. S'il n'y avait que son cœur, je vous dirais : Il vous attend, il n'y a qu'à le prenre ; mais cette gloire est là qui le garde ; ce sera elle qui gouvarnera ça, et faudrait trouver queuque manigance.

Lépine
Attaquons, monsieur. Qu'est-ce que c'est que la gloire ? Elle n'a vaillant que des cérémonies.

Dorante
Mon intention, Lisette, était d'abord de t'engager à me servir auprès d'Angélique ; mais cela serait inutile, à ce que je vois, et il me vient une autre idée. Je sors d'avec le marquis, à qui, sans me nommer, j'ai parlé d'un très riche parti qui se présentait pour sa fille ; et sur tout ce que je lui en ai dit, il m'a permis de le proposer à Angélique ; mais je juge à propos que tu la préviennes avant que je lui parle.

Lisette
Et que li dirais-je ?

Dorante
Que je t'ai interrogée sur l'état de son cœur, et que j'ai un mari à lui offrir. Comme elle croit que je l'aime, elle soupçonnera que c'est moi, et tu lui diras qu'à la vérité je n'ai pas dit qui c'était, mais qu'il t'a semblé que je parlais pour un autre, pour quelqu'un d'une condition égale à la mienne.

Lisette (étonnée.)
D'un autre bourgeois ainsi que vous ?

Lépine
Oui-da ; pourquoi non ? Cette finesse-là a je ne sais quoi de mystérieux et d'obscur, où j'aperçois quelque chose… qui n'est pas clair.

Lisette
Moi, j'aperçois qu'alle sera furieuse, qu'alle va choir en indignation, par dépit. Peut-être qu'alle vous excuserait, vous, maugré la bourgeoisie ; mais n'y aura pas de marci pour un pareil à vous ; alle dégrignera votre homme, alle dira que c'est du fretin.

Dorante
Oui, je m'attends bien à des mépris ; mais je ne les éviterais peut-être pas si je me déclarais sans détour et ils ne me laisseraient plus de ressource ; au lieu qu'alors ils ne s'adresseront pas à moi.

Lépine
Fort bien !

Lisette
Oui, je comprends ; ce ne sera pas vous qui aurez eu les injures, ce sera l'autre ; et pis, quand alle saura que c'est vous…

Dorante
Alors l'aveu de mon amour sera tout fait ; je lui aurai appris que je l'aime, et n'aurai point été personnellement rejeté ; de sorte qu'il ne tiendra encore qu'à elle de me traiter avec bonté.

Lisette
Et de dire : C'est une autre histoire, je ne parlais pas de vous.

Lépine
Et voilà précisément ce que j'ai tout d'un coup deviné, sans avoir eu l'esprit de le dire.

Lisette
Ce tournant-là me plaît ; et même faut d'abord que je vous en procure des injures, à celle fin que ça vous profite après. Mais je la vois qui se promène sur la terrasse. Allez-vous-en, monsieur, pour me bailler le temps de la dépiter envars vous. (Dorante et Lépine s'en vont, Lisette les rappelle.)
À propos, monsieur, faut itou que vous li touchiais une petite parole sur ce que Lépaine me recharche ; j'ai ma finesse à ça, que je vous conterai.

Dorante
Oui-da !

Lépine
Je te donne mes pleins pouvoirs.


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