Scène VII


(MONSIEUR ARGANTE, MADEMOISELLE ARGANTE, battant la mesure de son pied.)

MONSIEUR ARGANTE
Que faites-vous là, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Rien.

MONSIEUR ARGANTE
Rien ? belle occupation !

MADEMOISELLE ARGANTE
Je vous défie pourtant de critiquer rien.

MONSIEUR ARGANTE
Quelle étourdie ! comme vous voilà faite !

MADEMOISELLE ARGANTE
Faite au tour, à ce qu'on dit.

MONSIEUR ARGANTE
Hé ! je crois que vous plaisantez ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Non, je suis de mauvaise humeur ; car je n'ai pu jouer du clavecin ce matin.

MONSIEUR ARGANTE
Laissez là votre clavecin ; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi négligé.

MADEMOISELLE ARGANTE
Ah ! laissez-moi faire ; le négligé va au cœur… Si j'étais ajustée, on ne verrait que ma parure ; dans mon négligé, on ne verra que moi, et on n'y perdra rien.

MONSIEUR ARGANTE
Oh ! oh ! que signifie donc ce discours-là ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas : je vous convaincrai, papa.

MONSIEUR ARGANTE
Je n'y comprends rien. Ma fille ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Me voilà, mon père.

MONSIEUR ARGANTE
Avez-vous dessein de me jouer ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Qu'avez-vous donc ? Vous m'appelez, je vous réponds ; vous vous fâchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il ? expliquez-vous. Je suis là, vous me voyez, je vous entends, que vous plaît-il ?

MONSIEUR ARGANTE
En vérité, sais-tu bien que si on t'écoutait, on te prendrait pour une folle ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Eh ! eh ! eh !…

MONSIEUR ARGANTE
Eh ! Eh ! il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai.

MADEMOISELLE ARGANTE
J'en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu'il en fallait rire, je suis dans la bonne foi.

MONSIEUR ARGANTE
Non : il faut m'écouter.

MADEMOISELLE ARGANTE
(le salue.)
C'est bien de l'honneur à moi, mon père.

MONSIEUR ARGANTE
Qu'on a de peine avec les enfants !

MADEMOISELLE ARGANTE
Eh ! vous ne vous vantez de rien ; mais je crois que vous n'en avez pas mal donné à mon grand-père : vous étiez bien sémillant.

MONSIEUR ARGANTE
Taisez-vous, petite fille.

MADEMOISELLE ARGANTE
Les petites filles n'obéissent point, mon père ; et puisque j'en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaît, suivant l'épithète que vous me donnez.

MONSIEUR ARGANTE
La patience m'échappera…

MADEMOISELLE ARGANTE
Calmez-vous, je me tais : voilà l'agrément qu'il y a d'avoir affaire à une personne raisonnable !

MONSIEUR ARGANTE
Je ne sais où j'en suis, ni où elle prend tant d'impertinences : quoi qu'il en soit, finissons ; je n'ai qu'un mot à vous dire : préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser.

MADEMOISELLE ARGANTE
Ce discours-là me fait ressouvenir d'une chanson qui dit : préparons-nous, à la fête nouvelle.

MONSIEUR ARGANTE
(, étonné longtemps.)
J'attends que vous ayez achevé votre chanson.

MADEMOISELLE ARGANTE
Oh ! voilà qui est fait ; ce n'était qu'une citation que je voulais faire.

MONSIEUR ARGANTE
Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille.

MADEMOISELLE ARGANTE
Serait-il possible ! moi, sortir du respect ! il me semble qu'en effet je dis des choses extraordinaires ; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon père ; où en étions-nous ? Je me retrouve : vous m'avez proposé, il y a quelques jours, un mariage qui m'a bouleversé la tête à force d'y penser : tout rompu qu'il est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure.

MONSIEUR ARGANTE
Oh ! oh ! cela serait-il de bonne foi, ma fille ? D'où vient tant de répugnance pour un mariage qui t'est avantageux ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Eh ! me le proposeriez-vous s'il n'était pas avantageux ?

MONSIEUR ARGANTE
Je fais le tout pour ton bien.

MADEMOISELLE ARGANTE
(, pleurant.)
Et cependant je vous paie d'ingratitude.

MONSIEUR ARGANTE
Va, je te le pardonne ; c'est un petit travers qui t'a pris.

MADEMOISELLE ARGANTE
Continuez, allez votre train, mon père ; continuez, n'écoutez pas mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage ; dites : je veux ; grondez ; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'état où je suis : je vous charge de tout ce qui m'arrivera.

MONSIEUR ARGANTE
(, attendri.)
Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t'en fier à moi ; je te donne à un homme avec qui tu seras heureuse ; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville.

MADEMOISELLE ARGANTE
Par ma foi, vous avez raison.

MONSIEUR ARGANTE
Par ma foi ? de quel terme te sers-tu là ? je ne te l'ai jamais entendu dire, et je serais fâché que tu t'en servisses devant mon gendre futur.

MADEMOISELLE ARGANTE
Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori.

MONSIEUR ARGANTE
Il ne sied point dans la bouche d'une fille.

MADEMOISELLE ARGANTE
Je ne le dirai plus ; mais revenons ; contez-moi un peu ce que c'est que votre gendre : n'est-ce pas cet homme des champs ?

MONSIEUR ARGANTE
Encore ! Est-il question d'un autre ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Je m'imagine qu'il accourt à nous comme un satyre.

MONSIEUR ARGANTE
Oh ! je n'y saurais tenir. Vous êtes une impertinente ; il vous épousera, je le veux, et vous obéirez.

MADEMOISELLE ARGANTE
Doucement, mon père ; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j'en ai de la plus rare.

MONSIEUR ARGANTE
Je vous montrerai que je suis votre père.

MADEMOISELLE ARGANTE
Je n'en ai jamais douté ; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-être que je n'ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous êtes plus vieux que moi ; je ne chicane point là-dessus ; j'aurai votre âge un jour ; car nous vieillissons tous dans notre famille. Écoutez-moi, je me sers d'une supposition. Je suis Monsieur Argante ; et vous êtes ma fille. Vous êtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous.

MONSIEUR ARGANTE
Où suis-je ? et qu'est-ce que c'est que cela ?

MADEMOISELLE ARGANTE
Je vous ai donné des maîtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme à l'Opéra, vous avez du goût, de la délicatesse ; moi du souci et de l'avarice ; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fées ; moi des édits, des registres et des mémoires. Qu'arrive-t-il ? Un vilain faune, un ours mal léché sort de sa tanière, se présente à moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier : va-t'en. Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens vous trouver et nous avons là-dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis : ma fille ? Que vous plaît-il, mon père ? me répondez-vous (car vous êtes civile et bien élevée)
. Je vous marie, ma fille. À qui donc, mon père ? À un honnête magot, un habitant des forêts. Un magot, mon père ! Je n'en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche ? Je chante, j'ai des appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage ! Eh ! fi donc ! Mais il est gentilhomme. Eh bien ! qu'on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon père, je ne suis point de cet avis-là. Oh ! oh ! friponne ! ne suis-je pas le maître ?… À cette épithète de friponne, vous prenez votre sérieux ; vous vous armez de fermeté, et vous me dites : vous êtes le maître, distinguo : pour les choses raisonnables, oui ; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les cœurs. Loi établie. Vous voulez forcer le mien ; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, je la veux garder. Si j'épousais votre magot, que deviendrait-elle ? Je n'en sais rien.

MONSIEUR ARGANTE
Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénètre vos desseins à présent, fille ingrate ; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices ? Mais si tantôt j'ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. Voilà ma réponse : retirez-vous.

MADEMOISELLE ARGANTE
(, le saluant.)
Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me l'auriez faite, si vous aviez été à ma place.

MONSIEUR ARGANTE
Marchez, vous dis-je.


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