(MONSIEUR ARGANTE, MAÎTRE PIERRE)
MONSIEUR ARGANTE
Avec qui étais-tu là ?
MAÎTRE PIERRE
Eh voire, j'étais avec queuqu'un.
MONSIEUR ARGANTE
Eh ! qui est-il ce quelqu'un ?
MAÎTRE PIERRE
Aga donc ! Il faut bian que ce soit une parsonne.
MONSIEUR ARGANTE
Mais je veux savoir qui c'était, car je me doute que c'est Dorante.
MAÎTRE PIERRE
Oh bian ! cette doutance-là, prenez que c'est une çartitude, vous n'y pardrez rian.,
MONSIEUR ARGANTE
Que vient-il faire ici ?
MAÎTRE PIERRE
M'y voir.
MONSIEUR ARGANTE
Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi.
MAÎTRE PIERRE
Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontés ne sont pas libres ?
MONSIEUR ARGANTE
Non, elles ne le sont pas ; car je lui défendrai d'y venir davantage.
MAÎTRE PIERRE
Bon, je li défendrai ! Il vous dira qu'il ne dépend de parsonne.
MONSIEUR ARGANTE
Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le voir et de lui parler.
MAÎTRE PIERRE
Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante.
MONSIEUR ARGANTE
Il faut toujours que tu raisonnes.
MAÎTRE PIERRE
Que voulez-vous ? J'ons une langue, et je m'en sars ; tant que je l'aurai, je m'en sarvirai ; vous me chicanez avec la voute, peut-être que je vous lantarne avec la mienne.
MONSIEUR ARGANTE
Ah ! je vous chicane ! c'est-à-dire, maître Pierre, que vous n'êtes pas content de ce que j'ai congédié Dorante ?
MAÎTRE PIERRE
Je n'approuve rian que de bon, moi.
MONSIEUR ARGANTE
Je vous dis ! il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie !
MAÎTRE PIERRE
Acoutez, peut-être que la raison le voudrait ; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian.
MONSIEUR ARGANTE
Comment donc ! est-ce que je ne la marie pas à un honnête, homme ?
MAÎTRE PIERRE
Bon ! le velà bian avancé d'être honnête homme ! Il n'y a que les couquins qui ne sont pas honnêtes gens.
MONSIEUR ARGANTE
Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'écouter ; laisse-moi en repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris qu'ils se tiennent prêts pour ce soir.
MAÎTRE PIERRE
Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle ?
MONSIEUR ARGANTE
Ce qu'il me plaît.
MAÎTRE PIERRE
Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux ? Ça n'est pas parmis à un maître de maison.
MONSIEUR ARGANTE
Ah ! tu m'impatientes.
MAÎTRE PIERRE
Parguenne, et vous itou : tenez, j'use trop mon esprit après vous. Par la mardi ! voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul ; par ainsi, prenez un autre farmier : je varrons un peu ce qu'il en sera, quand vous ne serez pus à ma charge.
MONSIEUR ARGANTE
Fort bien ! me quitter tout d'un coup dans l'embarras où je suis, et le jour même que je marie ma fille ; vous prenez bien votre temps, après toutes les bontés que j'ai eues pour vous !
MAÎTRE PIERRE
Voirement, des bontés ! Si je comptions ensemble, vous m'en deveriez pus de deux douzaines : mais gardez-les, et grand bian vous fasse.
MONSIEUR ARGANTE
Mais enfin, pourquoi me quitter ?
MAÎTRE PIERRE
C'est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous ; c'est qu'ou voulez marier voute fille à voute tête, en lieu de la marier à la mienne ; et drès qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drès que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prétendez être le maître par-dessus moi qui sis prudent, drès qu'ou allez toujours voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous.
MONSIEUR ARGANTE
Me retenir par la bride ! belle façon de s'exprimer !
MAÎTRE PIERRE
C'est une petite simulitude qui viant fort à propos.
MONSIEUR ARGANTE
C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien ; mais il n'en sera pourtant que ce que j'ai résolu ; elle épousera aujourd'hui celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme !
MAÎTRE PIERRE
Ah ! nous y velà donc, à la gentilhommerie ! Eh fi, noute Monsieur ! ça est vilain à voute âge de bailler comme ça dans la bagatelle ; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n'endurerai ça ; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li ; il faut qu'ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. (À part.)
Sarvons-li d'une bourde. (Haut.)
Ma mie, ce li disait-il, voute père veut donc vous bailler un autre homme que moi ? Eh ! vraiment oui ! ce faisait-elle. Eh ! que dites-vous de ça ? ce faisait-il. Eh ! qu'en pourrais-je dire ? ce faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. Hélas ! mon grand ami, je lui ai tant dit ! Mais bref, à la parfin que ferez-vous ? Eh ! je n'en sais rian. J'en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle… Quoi, je mourrons donc ? Voute père est bian tarrible… Que voulez-vous ? comme on me l'a baillé, je l'ai prins…
MONSIEUR ARGANTE
(, en colère et s'en allant.)
L'impertinente, avec son amant ! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours ; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maître.
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