(MADEMOISELLE ARGANTE, LISETTE)
LISETTE
Cà, faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu'on vous propose ?
MADEMOISELLE ARGANTE
Je ne saurais m'y résoudre. Jouer un rôle de folle ! Cela est bien laid.
LISETTE
Eh, mort de ma vie ! trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rôle-là dans le monde ? Qu'est-ce que c'est que la société entre nous autres honnêtes gens, s'il vous plaît ? N'est-ce pas une assemblée de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s'accordent ? Eh bien ! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revêches, et nous dirons nous autres : la tête lui a tourné.
MADEMOISELLE ARGANTE
Tu as beau dire ; cela me répugne.
LISETTE
Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir à la campagne ! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boîte à mouches ; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme à Paris, où il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela ; et on ne l'a pas à la campagne : il n'y a là que de bons gros cœurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La manière les prendre est très aisée ; une face large, massive, en fait l'affaire ; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises convenables.
MADEMOISELLE ARGANTE
Voilà de fort jolies mignardises !
LISETTE
J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre santé ; mais avec des contorsions !… Vous irez vous promener avec eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des crottes : ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous êtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein d'équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en dites-vous ? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'à votre mari.
MADEMOISELLE ARGANTE
Ah ! le vilain homme !
LISETTE
Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dégoûter ; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute ?
MADEMOISELLE ARGANTE
Mais oui, je l'aime ; car je ne connais que lui depuis quatre ans.
LISETTE
Mais oui, je l'aime ! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence par mais, et qui finit par car ?
MADEMOISELLE ARGANTE
Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons ; c'est toujours la même personne, les mêmes sentiments : cela ne pique pas beaucoup ; mais au bout du compte, c'est un bon garçon ; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout ; c'est suivant : quand il y a longtemps que je ne l'ai vu, je le trouve bien aimable ; quand je le vois tous les jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y accoutume : s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon cœur, cela ne gâterait rien pourtant.
LISETTE
Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance là-dedans ?
MADEMOISELLE ARGANTE
Peut-être bien ; mais on ne met rien dans son cœur, on y prend ce qu'on y trouve.
LISETTE
Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point ; n'êtes-vous pas comme moi.
MADEMOISELLE ARGANTE
Voilà où j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide ! Et malheureusement, dans ce moment-là, il a la fureur de m'aimer plus qu'à l'ordinaire : moi, je voudrais qu'il ne me dît rien ; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous ? Ils sont si maladroits ! Ils viennent quelquefois vous accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le cœur ; on n'oserait leur dire : Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait même une charité de leur dire cela ; mais point, il faut les écouter, n'en pouvoir plus, étouffer, mourir d'ennui et de satiété pour eux ; le beau profit qu'ils font là ! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, toujours disant : je vous adore ; toujours vous regardant avec passion ; toujours exigeant que vous le regardiez de même ? Le moyen de soutenir cela ? Peut-on sans cesse dire : je vous aime ? On en a quelquefois envie, et on le dit ; après cela l'envie se passe, il faut attendre qu'elle revienne.
LISETTE
Mais enfin, épouserez-vous le campagnard ?
MADEMOISELLE ARGANTE
Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. Après tout, il ne m'ennuie pas toujours, et je serais fâchée de le perdre.
LISETTE
Je vois Pierrot qui revient bien intrigué.
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