La Poudre aux yeux
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ACTE PREMIER - SCÈNE III

Eugène Labiche

ACTE PREMIER - SCÈNE III


LES MÊMES, FREDERIC, puis EMMELINE

FREDERIC
(Il entre du fond avec un cahier de musique sous le bras. Saluant.)
Madame… Monsieur Malingear…

MALINGEAR
Monsieur Frédéric…

FREDERIC
Comment vous portez-vous, ce matin?…

MADAME MALINGEAR
Très bien.

MALINGEAR
Parfaitement.

MADAME MALINGEAR(bas.)
Parle-lui.

MALINGEAR(bas, à sa femme.)
Oui; laisse-moi saisir un joint.

FREDERIC
Je ne vois pas Mlle Emmeline… serait-elle malade?

MALINGEAR
Non, mais…

FREDERIC(ouvrant son cahier de musique.)
Je lui apporte une romance nouvelle… un titre charmant… Le Premier Soupir.

MADAME MALINGEAR(toussant.)
Hum!…

MALINGEAR(à sa femme.)
Oui. (Haut.)
Monsieur Frédéric, vous êtes un bon jeune homme… et vous ne trouverez pas mauvais que nous vous demandions, ma femme et moi, cinq minutes d'entretien.

FREDERIC
A moi?…
(Sur un signe de MALINGEAR, on s'assied.)

MALINGEAR
Monsieur Frédéric, vous avez trop d'esprit pour ne pas comprendre que vos visites assidues dans une maison…

EMMELINE(entrant de la droite.)
Bonjour, papa!

MALINGEAR(bas.)
Chut!… ma fille! (FREDERIC se lève.)

MADAME MALINGEAR
Vous nous disiez, Monsieur, que cette romance faisait fureur?…

MALINGEAR
De qui est la musique?

FREDERIC
D'un Suédois.

EMMELINE
Comment s'appelle-t-elle?

FREDERIC
Le Premier Soupir.

MALINGEAR(vivement.)
D'une mère…

MADAME MALINGEAR(de même.)
Pour son enfant.

EMMELINE
Ah ! que ce titre est long !

MADAME MALINGEAR
Emmeline, j'ai oublié mon coton sur l'étagère, dans ma chambre, va me le chercher.

EMMELINE
Oui, maman.
(Elle sort; FREDERIC se rassied.)

MALINGEAR(à FREDERIC.)
Je vous disais donc que vos visites assidues, dans une maison où il y a une jeune fille, pouvaient paraître étranges à certaines personnes… Et ce matin encore, un de mes clients… un…

MADAME MALINGEAR
Un banquier…

FREDERIC
Mais, Monsieur… il me semble que ma conduite a toujours été…

MALINGEAR
Parfaite… je le reconnais… Mais, vous savez, le monde est prompt à interpréter…

EMMELINE(rentrant.)
Maman, voilà ton coton.

MALINGEAR(changeant de ton.)
C'est un fort joli sujet de romance… cette mère près du berceau de sa fille… et qui soupire.

MADAME MALINGEAR
C'est délicieux.

MALINGEAR
On en ferait presque une pendule… en bronze!

MADAME MALINGEAR
Emmeline, j'ai cassé mon aiguille à broder, va m'en chercher une autre.

EMMELINE
Oui, maman… (A part.)
Voilà deux fois qu'elle me renvoie ! Oh ! il y a quelque chose! (Elle disparaît.)

MALINGEAR
Je vous disais donc que le monde était prompt à interpréter les démarches les plus naturelles, les plus innocentes… Mais il est de la sagesse d'un père de couper court à ces vagues rumeurs par une explication nette et franche.

MADAME MALINGEAR(bas, à son mari.)
Très bien!

MALINGEAR
Ce que nous attendons de vous, c'est une réponse loyale.

FREDERIC(se levant.)
Laissez-moi vous remercier, avant tout, monsieur Malingear, d'avoir placé la question sur un terrain que la crainte seule m'empêchait d'aborder. Je n'éprouve aucun embarras maintenant à vous avouer que j'aime mademoiselle Emmeline, et que le plus doux de mes rêves serait de l'obtenir en mariage.

MADAME MALINGEAR(à part.)
Je m'en doutais.

MALINGEAR(se levant, ainsi que sa femme.)
A la bonne heure, ceci est clair!… Oserais-je vous demander maintenant quelques renseignements…

FREDERIC
Sur ma famille… sur ma profession?… Bien volontiers. Je suis avocat.

MALINGEAR
Ah bah! Excusez mon étonnement… mais depuis deux mois que j'ai l'honneur de vous connaître, vous êtes toujours sur mon piano…

FREDERIC
Oh!… je suis avocat…

MALINGEAR
Exécutant?

FREDERIC
Non! mais je commence… J'ai peu de clients.

MALINGEAR
Je connais ça!… Je ne vous en veux pas!

FREDERIC
Du reste, ma position est indépendante… Mon père, ancien négociant, s'est retiré des affaires avec une fortune honorable… Je suis fils unique.

MADAME MALINGEAR(à part.)
Ah!

FREDERIC
Enfin, je n'ai pas cru devoir cacher à mes parents les sentiments que j'éprouve pour mademoiselle Emmeline; et j'espère qu'avant peu mon père et ma mère feront près de vous une démarche qui imposera silence à toutes les interprétations.

MADAME MAINGEAR(bas, à son mari.)
Il s'exprime avec un charme…

MALINGEAR(à sa femme.)
Un avocat!… (A FREDERIC.)
Monsieur Frédéric, Mme Malingear et moi, nous apprécierons comme elle le mérite la démarche que vous nous annoncez. ,

FREDERIC
Ah! Monsieur…

MALINGEAR
Mais, d'ici là, nous vous demandons comme un service de vouloir bien suspendre vos visites…

FREDERIC
Comment?…

MADAME MALINGEAR
Pour le monde, monsieur Frédéric, pour le monde…

MALINGEAR
Vous reviendrez dans quelques jours… officiellement… Tenez, emportez votre musique. (Il lui remet son cahier qu'il a pris sur le piano.)

FREDERIC
Allons, puisque vous l'exigez… Mais qu'est-ce que je vais faire?

MALINGEAR
Allez un peu au Palais… ça vous distraira…

FREDERIC
Oh! non, le Palais… je vais faire un tour au musée.

MALINGEAR(à part.)
Si celui-là devient bâtonnier!…

FREDERIC(saluant.)
Madame… Monsieur… (A MALINGEAR en sortant.)
Veuillez dire à mademoiselle Emmeline que je l'aime, que je l'adore… et tant qu'un souffle d'existence…

MALINGEAR(l'accompagnant.)
Oui… plus tard… pas si haut!… (Ils sortent par le fond.)


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