La Poudre aux yeux
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ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII

Eugène Labiche

ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII


RATINOIS, MALINGEAR

RATINOIS(à part.)
Nous voilà seuls… Ce n'est pas commode à attaquer cette affaire-là!…

MALINGEAR(à part.)
Comment diable aborder la chose!…

RATINOIS(s'approchant.)
Mon cher Malingear, c'est bien aimable à vous d'avoir accepté notre petit dîner !

MALINGEAR
Vous y avez mis une insistance si affectueuse!…

RATINOIS
Oh! c'est que je vous aime, moi!

MALINGEAR
Moi aussi, allez!

RATINOIS(lui serrant la main.)
Ce bon Malingear!

MALINGEAR(de même.)
Excellent Ratinois!

RATINOIS(à part.)
Tout ça, c'est du sentiment… ça nous éloigne! (Haut.)
Tantôt, nous avons causé de la dot un peu superficiellement…
(Ils s'asseyent près de la table à gauche.)

MALINGEAR(à part.)
Il y vient de lui-même!… (Haut.)
En effet, très superficiellement… Vous avez parlé de cent mille francs.

RATINOIS
Oh! c'est un chiffre que j'ai jeté… comme ça, en l'air… mais ça ne vous lie pas.

MALINGEAR
Je disais aussi… un gros raffineur…

RATINOIS
Et vous, un médecin illustre… qui reçoit quatre mille francs d'un coup!…

MALINGEAR
Oh! moi?…

RATINOIS
Je les ai comptés… Tenez, je suis disposé à faire un sacrifice… je donnerai l'argenterie!

MALINGEAR(étonné.)
Ah!…

RATINOIS
Et vous?…

MALINGEAR
Moi?… J'offre la garniture de cheminée du salon.

RATINOIS(étonné.)
Ah! (A part.)
Il faut lui mettre les points sur les i ! (Haut.)
Malingear, il faut nous dire une chose… c'est que tout a augmenté.

MALINGEAR
C'est vrai. Et tel qui était à son aise autrefois avec dix mille francs de rente, se trouve aujourd'hui fort gêné.

RATINOIS
Voilà! Et nous ne voulons pas que nos enfants soient gênés?

MALINGEAR
Certainement, nous ne le voulons pas.

RATINOIS
Voyez-vous votre fille, votre fille chérie, obligée de regarder à s'acheter une robe ou un cachemire?

MALINGEAR
Et votre fils… votre fils unique, réduit à vivre d'expédients ?

RATINOIS
Oh! ne parlons pas de mon fils… un homme se tire toujours d'affaire… Mais elle… la pauvre enfant!… qui est votre joie, votre amour… car vous l'aimez bien votre fille?

MALINGEAR
Presque autant que vous aimez Frédéric.

RATINOIS
Oui… Ne parlons pas de Frédéric… parlons d'Emmeline… Il faut lui faire, à cette enfant, une existence de soie et d'or.

MALINGEAR(pénétré.)
Oh! merci pour elle!

RATINOIS
D'où je conclus qu'il y a lieu d'augmenter la dot.

MALINGEAR
C'est tout à fait mon sentiment.

RATINOIS
Eh bien… fixez vous-même… J'accepte d'avance.

MALINGEAR(à part.)
Ah! très bien!… Parlez-moi des commerçants. (Haut.)
Je pense qu'en donnant cent cinquante mille francs…

RATINOIS
Ah! Malingear… ce n'est pas assez!

MALINGEAR
Alors, mettons deux cent mille.

RATINOIS(se levant.)
C'est convenu ! Moi, je donne l'argenterie, et vous deux cent mille…

MALINGEAR(se levant.)
Comment!… C'est vous qui les donnez.

RATINOIS
Moi? Par exemple!

MALINGEAR
Pourquoi moi et pas vous?

RATINOIS
Parce que, dans votre position… un homme qui a voiture, loge aux Italiens et un chasseur!…

MALINGEAR
Mais vous avez aussi une voiture, une loge aux Italiens, et un Nègre… ce qui est plus cher!

RATINOIS
Moi, moi!… Ce n'est pas la même chose!

MALINGEAR
Pourquoi?… A moins que vous n'affichiez un luxe au-dessus de votre position?…

RATINOIS
Du tout! Elle est superbe, ma position!… Elle est magnifique, nia position!

MALINGEAR
Eh bien, il est de toute justice que nous donnions autant l'un que l'autre… Chacun deux cent mille francs… (A part.)
J'ai vingt-deux mille livres de rente, il m'en restera douze.

RATINOIS(à part.)
Saprelotte! j'ai dix-sept mille livre de rente, il ne m'en restera que sept! C'est impossible!

MALINGEAR
Vous hésitez… pour une misérable question d'argent?

RATINOIS
Je n'hésite pas! Cent mille francs de plus ou de moins… qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse? J'offre trois cent mille francs! Voilà comme j'hésite!

MALINGEAR(étonné.)
Hein!… trois cent?…

RATINOIS(à part.)
Je vais le pousser jusqu'à ce qu'il recule… et, alors, je romps!… (Haut.)
Vous reculez?…

MALINGEAR
Du tout, je réfléchis… (A part.)
Trois cent mille francs, c'est impossible!… Il n'y a qu'un moyen, c'est d'élever la dot jusqu'à ce qu'il dise non… Alors, tout sera rompu… (Haut.)
Je propose quatre cent mille.

RATINOIS
Ce n'est pas assez… Cinq cent mille!…

MALINGEAR
Ce n'est pas assez… Six cent mille!…

RATINOIS
Ce n'est pas assez…


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