La Poudre aux yeux
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ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE

Eugène Labiche

ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE


FREDERIC, RATINOIS, MADAME RATINOIS

RATINOIS(debout.)
Voulez-vous que je vous donne mon opinion? C'est un mariage flambé!

FREDERIC(assis à la table, écrivant.)
Allons donc! Qu'est-ce que vous dites là?

RATINOIS(à FREDERIC.)
Ne te trouble pas… continue à faire mes quittances… C'est un travail qui demande du sang-froid.

MADAME RATINOIS(assise à droite, et tricotant.)
J'ai bien peur que ton père n'ait raison!

RATINOIS
Voilà aujourd'hui quinze jours que nous avons fait la démarche… et nous n'avons pas de réponse.

FREDERIC
Qu'est-ce que cela prouve?

RATINOIS
Ça prouve que ces gens-là sont trop élevés pour nous, il y a là-dedans un train de maison…

FREDERIC
Mais je n'ai pas remarqué…

RATINOIS
Je crois bien… un amoureux! Tu n'as vu que la petite… Mais, moi, j'ai vu le chasseur : un homme de sept à huit pieds !

FREDERIC
Ah! par exemple!…

RATINOIS
Sept à huit pieds!… Rien n'échappe à l'oeil clairvoyant d'un père.

MADAME RATINOIS
Et la demoiselle prend des leçons de Duprez!…

RATINOIS
Elle en a les moyens!… Quand on possède un papa qui reçoit quatre mille francs d'un seul coup… je les ai comptés… et qui les met tranquillement dans sa poche comme si c'était son étui à lunettes…

FREDERIC
Ce n'est pas une raison…

RATINOIS
Mais sais-tu ce que c'est que cet homme-là… dont tu brigues la fille?…

FREDERIC
C'est un médecin.

RATINOIS
Oui, un médecin… qui n'aurait qu'un mot à dire pour être de l'Académie des sciences… S'il voulait dire un mot… crac! il en serait. Et sa chaîne… As-tu remarqué sa chaîne?…

FREDERIC
Non.

RATINOIS
Il n'a rien remarqué!… Et tu veux qu'un pareil personnage aille s'allier avec le fils d'un ancien confiseur?…

MADAME RATINOIS(se levant.)
Quelle rage avez-vous de dire toujours que vous avez été confiseur?…

RATINOIS
Je n'en rougis pas… Je n'en parle à personne… mais je n'en rougis pas.

MADAME RATINOIS
Mon pauvre enfant! je crois qu'il ne faut plus songer à ce mariage.

FREDERIC
Mais on n'a pas refusé, maman… Vous interprétez le silence…

RATINOIS
Le silence des grands est la leçon des petits! (Changeant de ton.)
N'oublie pas les portes et fenêtres.

FREDERIC
Quand je suis allé rendre ma visite, le lendemain de la demande, M. Malingear a été très aimable; il m'a donné des conseils pour ma carrière… Il m'a engagé à plaider les expropriations.

RATINOIS
Bonne branche… très bonne branche!

MADAME RATINOIS
Et Mme Malingear t'a dit : "C'est étonnant! madame votre mère ne va donc jamais aux Italiens?… Je ne l'ai pas encore aperçue."

RATINOIS
Dès le jour même je suis allé louer une loge pour la saison… Et c'est salé, dans ce théâtre-là!

MADAME RATINOIS
C'est un sacrifice momentané.
(Elle se rassied.)

RATINOIS
Je l'ai compris… Quand on a l'ambition d'entrer dans une pareille famille, il faut faire les choses dignement. Aussi, lorsque tu m'as fait observer qu'on ne pouvait aller aux Italiens à pied… je me suis empressé de prendre une voiture au mois… Ce qui est encore très salé!

MADAME RATINOIS
Puisque c'est l'usage.

RATINOIS(s'asseyant.)
Je ne dis rien; il faut faire les choses dignement… Seulement, s'il m'avait été permis de choisir le théâtre… je n'aurais pas choisi celui-là!

MADAME RATINOIS
Pourquoi ?

RATINOIS
Ils donnent toujours la même pièce… Voilà quatre fois que nous y allons… quatre fois Rigoletto ! D'abord, c'est en italien… on n'y comprend rien!

MADAME RATINOIS
Toi!

RATINOIS
Toi non plus! Tu as beau crier : Brava! brava! pour te faire remarquer, je te défie de me raconter la pièce.

MADAME RATINOIS
J'applaudis la musique.

RATINOIS
Laisse-moi donc tranquille… Tu clignes de l'œil au second acte.

MADAME RATINOIS(vivement.)
Je ferme les yeux, mais je ne dors pas; c'est du recueillement.

RATINOIS
Allons donc, c'est du ronflement !

FREDERIC
Mais, mon père, nous avons le plaisir de voir M. et Mme Malingear… avec leur demoiselle.

RATINOIS
Oui ! nous les saluons de notre loge ; ils nous saluent de la leur… et voilà! Ça peut durer une infinité de Rigoletto comme ça! Par exemple, il y a une chose contre laquelle je proteste formellement!

MADAME RATINOIS
Quoi donc?

RATINOIS(se levant.)
Pour faire croire aux Malingear que nous avons des relations, tu me forces à distribuer des salutations à un tas de gens que je n'ai jamais vus.

MADAME RATINOIS(se levant.)
Puisqu'ils te les rendent!

RATINOIS
Pas tous!… pas tous! L'autre jour, je suis tombé sur un ministre plénipotentiaire… Je lui ai fait comme ça, de la main…

MADAME RATINOIS
Eh bien?

RATINOIS
Eh bien, il m'a lorgné avec une certaine raideur… C'est très désagréable!

FREDERIC(se levant et remettant des papiers.)
Papa, voici tes quittances.

RATINOIS(les mettant dans sa poche.)
Merci, mon enfant.

MADAME RATINOIS(à FREDERIC, qui prend son chapeau.)
Tu sors?

FREDERIC
Oui; une course à faire.

RATINOIS
Dis donc, prends la voiture… Elle est au mois… il faut l'utiliser…

FREDERIC
Si vous ne vous en servez pas?…

RATINOIS
Moi? Jamais!. Ils sont là deux grands coquins de chevaux qui piaffent toute la journée… ils dépavent la cour.

FREDERIC
A tantôt! (A part.)
Emmeline était au bois hier… elle y sera peut-être aujourd'hui.
(Il sort.)

MADAME RATINOIS
Je vais écrire à ma couturière.

RATINOIS
Pour quoi faire?

MADAME RATINOIS
Eh bien, pour lui commander des robes.
(Elle sort par la gauche.)


ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE

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