L'Âne et le Ruisseau
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L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène VIII

Alfred de Musset

L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène VIII


LA COMTESSE, PRÉVANNES.

LA COMTESSE
Eh bien ! monsieur, vous dites qu'il m'aime ? Ah! je suffoque !

PRÉVANNES(se levant.)
Il est véritable que ce garçon-là est… surprenant.

LA COMTESSE
Vous l'avez vu, vous l'avez entendu. J'ai fait ce que vous désiriez. Je vous demande maintenant s'il est possible que je joue plus longtemps un pareil rôle, et si je puis consentir à me voir traitée ainsi. Avec quel embarras, avec quelle froideur il m'a écoutée, il m'a répondu ! Vous avez beau dire, il ne m'aime pas, ou plutôt il en aime une autre, madame Darcy ou qui vous voudrez, peu importe. Toujours est-il que je ne suis pas faite à de pareilles façons. Et quand j'admettrais votre idée que, malgré ses impertinences, il m'est attaché au fond de l'âme, à quoi bon ? Ne voulez vous pas que j'entreprenne de le guérir de son humeur noire et que je me fasse, de gaieté de cœur, la très humble servante d'un bourru malfaisant ? Non, eût-il cent belles qualités et les meilleurs sentiments du monde, son hésitation est quelque chose d'outrageant. Je rougis de ce que je viens de lui dire, je suis humiliée, je suis… je suis offensée…

PRÉVANNES
Je ne vois qu'un seul moyen pour accommoder cela

LA COMTESSE
Et lequel ?

PRÉVANNES
Rendez-le jaloux.

LA COMTESSE
Que voulez-vous dire ?

PRÉVANNES
Cela s'entend. Rendez-le jaloux. Il se prononcera ; sinon vous le mettrez à la porte, et je ne le reverrai moi-même de ma vie.

LA COMTESSE
Vous m'avez déjà donné un triste conseil, et je n'entends rien à ces finesses-là.

PRÉVANNES
Bon ! des finesses ? un moyen si simple qu'il est usé à force d'être rebattu, un vieux stratagème qui traîne dans tous les romans et tous les vaudevilles, un moyen connu, un moyen classique ! Prendre un ton d'aimable froideur ou d'outrageante coquetterie, se rendre visible ou inabordable selon le temps qu'il fait ou l'esprit du moment ; inviter un pauvre diable à une soirée et le laisser deux heures sur sa chaise sans daigner jeter les yeux sur lui ni lui adresser une parole ; prendre le bras d'un beau valseur bien fat, et sourire mystérieusement en regardant la victime par-dessus l'épaule ; puis, changer d'idée tout à coup, lui faire signe, l'appeler près de soi, et lorsque sa passion, trop longtemps contenue, murmure de doux reproches ou de tendres prières, répéter tout haut, d'un air bien naïf, devant une douzaine d'indifférents, tout ce que le personnage vient, de dire… et s'en aller, surtout, s'en aller à propos, disparaître comme Galatée ! Je ne finirais pas si je voulais détailler. L'arme la plus acérée, c'est la coquetterie ; la plus meurtrière, c'est le dédain. Et vous ne voulez pas tenter une expérience si naturelle ? Mais vous n'avez donc rien vu, rien lu ?… vous manquez de littérature, madame.

LA COMTESSE
Il me semblait que tout à l'heure vous détestiez les ruses féminines.

PRÉVANNES
Un instant! Il s'agit de tromper un homme pour le rendre heureux ; ce n'est pas là une ruse ordinaire, et je vous ai dit qu'à l'occasion…

LA COMTESSE
Êtes-vous bien convaincu de ma maladresse?

PRÉVANNES
Eh, grand Dieu ! je n'y songeais pas. Je vous demande pardon, je fais comme Gros-Jean qui en remontrerait…

LA COMTESSE
Non, monsieur de Prévannes, je ne veux pas me servir de vos espiègleries, je n'en ai ni le talent ni le goût. Si je frappais, j'irais droit au but. Mais votre idée peut être juste ; je vous le répète: je suis offensée, et, quand pareille chose m'arrive… je suis méchante, toute bonne que je suis… je fais mieux que railler, je me venge.

PRÉVANNES
Courage, comtesse ! c'est le plaisir des dieux.

LA COMTESSE
Le rendre jaloux ! M'aime-t-il assez pour cela ?

PRÉVANNES
Nous verrons bien. Il ne veut pas parler, mettez-le à la question, comme dans le bon vieux temps.

LA COMTESSE
Le rendre jaloux ! lui renvoyer l'humiliation qu'il m'a fait subir ! lui apprendre à souffrir à son tour !

PRÉVANNES
Oui, il vous aime par trop niaisement, trop naturellement ; c'est impardonnable.

LA COMTESSE
Oui, l'idée est bonne, elle est juste ; on n'agit pas comme lui impunément. Oui, c'en est fait ; j'ai trop souffert, mon parti est pris… Le rendre jaloux.

PRÉVANNES
Certainement. Je vous dis, il est naïf, il est honnête, il est bon et faible. Il faut le désoler, le mettre au désespoir, il faut que justice se fasse.

LA COMTESSE
Le rendre jaloux, mais de qui ?

PRÉVANNES
De qui vous voudrez.

LA COMTESSE
Eh bien ! de vous.

PRÉVANNES
Cela ne se peut pas : il sait que j'aime votre cousine.

LA COMTESSE
Il sait aussi qu'on peut être infidèle.

PRÉVANNES
Les hommes ne savent point cela.

LA COMTESSE
Vous me conseillez une vengeance, et vous n'osez m'aider à l'exécuter ! Je vous dis que je suis décidée ; monsieur le marquis de Prévannes, est-ce que vous avez peur ?

PRÉVANNES
Je ne crois pas.

LA COMTESSE
Mettez-vous là, et faites ce que je vais vous dire.

PRÉVANNES
Non, réellement, c'est impossible.

LA COMTESSE
Cependant, je ne peux me fier qu'à vous pour tenter, comme vous dites, une pareille épreuve. Je me charge de prévenir Marguerite. Vous seul êtes sans danger pour moi.

PRÉVANNES
Par exemple, voilà qui est honnête ! Je me rends; que voulez-vous que je fasse ?

LA COMTESSE
Mettez-vous là, et écrivez.

PRÉVANNES
Tout ce que vous voudrez.(Il s'assied devant la table.)
Pour ce qui est de prévenir votre cousine, je vous prie en grâce de n'en rien faire.

LA COMTESSE
Pourquoi ? cela peut l'affliger.

PRÉVANNES
Et si je veux faire aussi ma petite épreuve ? Laissez-moi donc ce plaisir-là. Ne m'avez-vous pas dit qu'elle avait montré à mon égard, pour notre futur mariage, quelque chose… là… comme de l'hésitation.

LA COMTESSE
Mais… oui.

PRÉVANNES
Eh bien ! comme on dit, nous ferons d'une pierre deux coups.

LA COMTESSE
Mais vous savez que Marguerite vous aime.

PRÉVANNES
Valbrun ne vous aime-t-il pas ? Qu'en savez-vous d'ailleurs ?

LA COMTESSE
Elle me l'a dit.

PRÉVANNES
Non pas à moi.

LA COMTESSE
Et vous voulez qu'elle vous le dise? En vérité, vous êtes bien fat.

PRÉVANNES
Peut-être.

LA COMTESSE
Mais c'est une enfant.

PRÉVANNES
Peut-être aussi.

LA COMTESSE
Vous êtes bien cruel. @PRÉVANNES
Peut-être encore, mais je voudrais en finir. Cette maison est celle de l'indécision ; voilà trois mois que cela dure. Vous aimez Valbrun ; il vous adore ; Marguerite veut bien de moi, je ne demande qu'elle au monde ; il faut en finir aujourd'hui, oui, madame, oui, aujourd'hui même… Et, quand il y aurait dans tout ceci un peu de fatuité, un peu de gaieté, un peu de rouerie, si vous le voulez, eh, mon Dieu ! passez-moi cela… Songez donc que je vais me marier, c'est la dernière fois de ma vie qu'il m'est permis de rire encore, c'est ma dernière folie de jeune homme… Allons, madame, je suis à vos ordres.

LA COMTESSE
Avant tout, vous êtes bien hardi ! Eh bien ! il faut que vous m'écriviez un billet…

PRÉVANNES
Un billet ! c'est compromettant. Mais si vous voulez le rendre jaloux, il vaut mieux que ce soit vous qui m'écriviez.

LA COMTESSE
Et que voulez-vous que je vous dise ?

PRÉVANNES
Mais… que vous me trouvez charmant… délicieux… plein de modestie… et que mes qualités solides…

LA COMTESSE
Ne plaisantez pas, écrivez.

PRÉVANNES
Je le veux bien ; mais je ne changerai rien à ce que je vais écrire, je vous en avertis.
(Il écrit.)

LA COMTESSE(le regardant écrire.)
Ah ! qu'est-ce que vous écrivez là ?

PRÉVANNES
Laissez-moi achever.(Il se lève.)
Tenez, voilà tout ce que je peux faire pour vous.

LA COMTESSE
Voyons.(Elle lit.)
"Si je veux vous en croire, madame, vous m'aimez ; mais est-ce assez de le dire ? Vous êtes sûre de mon cœur ; que rien ne retarde plus mon bonheur, acceptez ma main, je vous en supplie !" En vérité, Prévannes, vous plaisantez toujours. Quel usage voulez-vous que je fasse de ce billet-là ? Il est inconvenant.

PRÉVANNES
Comment, inconvenant ?

LA COMTESSE
Mais assurément : "Si je veux vous en croire…" C'est d'une fatuité !

PRÉVANNES
Eh ! madame, pour une fois par hasard que je puis être fat près de vous impunément, laissez-moi donc en profiler !

LA COMTESSE(regardant à la fenêtre.)
J'entends une voiture. C'est votre ami qui revient.

PRÉVANNES
Mettez ce billet sur cette table, ici avec d'autres chiffons. Ce sera un papier oublié.

LA COMTESSE
Mais on n'oublie guère ceux-là.

PRÉVANNES
J'admire en tout votre prudence ; mais qu'il trouve ce papier, cela suffit. Est-ce que la jalousie raisonne ? Le voici qui vient. Dites-lui deux mots, si vous voulez, puis retirez-vous, s'il vous plaît. Il faut que vous soyez fâchée. Fuyez, madame, disparaissez, évanouissez-vous comme une ombre !… comme une fée !… Je vous le répète, il n'y a rien de tel pour faire damner un honnête homme.

LA COMTESSE
Je ne sais, vraiment, si j'aurai le courage…

PRÉVANNES
Alors je vais déchirer ce billet.

LA COMTESSE
Non pas. Mais votre projet…

PRÉVANNES
Il est convenu. Voulez-vous le suivre, oui ou non ?

LA COMTESSE
Je le veux, je le veux, j'ai trop souffert ! mais j'aime mieux ne lui point parler.

PRÉVANNES
Eh bien ! rentrez chez vous, enfermez-vous, qu'on ne vous voie plus de la journée.

LA COMTESSE
Mais…

PRÉVANNES
Qu'on ne vous voie plus, vous dis-je ; ou je renonce à tout, je dis tout.
(Au moment où le baron entre, la comtesse sort en le saluant froidement.)

LA COMTESSE(bas, à Prévannes.)
Oui, qu'il souffre à son tour ! s'il m'aimait…

PRÉVANNES
Nous allons voir.


L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène VIII

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