L'Âne et le Ruisseau
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L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène IX

Alfred de Musset

L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène IX


PRÉVANNES, VALBRUN.

VALBRUN(restant quelque temps étonné.)
Est-ce que la comtesse est fâchée contre moi?

PRÉVANNES
Je n'en sais rien.

VALBRUN
Elle sort et me salue à peine.

PRÉVANNES
Elle avait quelque ordre à donner.

VALBRUN
Non, son regard ressemblait à un adieu… et à un triste adieu… moi qui venais…

PRÉVANNES
Dame ! écoute donc ; elle n'est peut-être pas contente. Tu ne l'as pas trop bien traitée ce matin.

VALBRUN
Moi ! je n'ai rien dit. que je sache…

PRÉVANNES
Oh! Tu as été très poli ; quant à cela, il n'y a pas à se plaindre. Mais si tu crois que c'est avec ces manières-là…

VALBRUN
Comment ?

PRÉVANNES
Ce n'est pas ce qu'on te demande.

VALBRUN
Quel tort puis-je avoir? Elle m'a annoncé que rien ne s'opposait plus à notre mariage… et je lui ai répondu… que j'en étais ravi.

PRÉVANNES
Oui, tu lui as dit que tu étais ravi, mais tu ne l'étais pas le moins du monde. Crois-tu qu'on s'y trompe ?

VALBRUN
Je n'en sais rien. Mais, en vous quittant tout à l'heure, je suis allé chez mon notaire, et j'ai pris tous mes arrangements pour ce mariage.

PRÉVANNES
En vérité ?

VALBRUN
J'en viens de ce pas, et je n'ai point fait autre chose. Qu'y a-t-il donc là de surprenant ? Tu me regardes d'un air étonné.

PRÉVANNES
Non pas, mais je craignais… je croyais…

VALBRUN
Est-ce que ce n'était pas convenu ? Est-ce que la comtesse, par hasard, serait capable de changer de sentiment ?

PRÉVANNES
Elle ? oh! je le réponds que non. Mais est-ce que… véritablement… c'est incroyable…(A part.)
Nous serions-nous trompés ?

VALBRUN
Qu'est-ce que tu vois d'incroyable ?

PRÉVANNES
Rien du tout, non, rien, c'est tout simple.(À part.)
Je n'en reviens pas… après cette visite!…

VALBRUN
Tu as l'air surpris, quoi que tu en dises.

PRÉVANNES
Non.

VALBRUN
Si fait, et je comprends pourquoi. C'est ma froideur, mon embarras, qui t'ont semblé singuliers ce matin.

PRÉVANNES
Pas le moins du monde ; et qu'importe dès l'instant que tu es décidé ! Et tu l'es tout à fait ?

VALBRUN
Je ne conçois pas que tu en doutes.

PRÉVANNES
Je n'en doute pas, et je t'en félicite.(Il lui prend la main.)
Ainsi, Henri, nous sommes cousins… par les femmes… Cette parenté-là en vaut bien une autre… n'est-ce pas ?(À part.)
Les choses étant ainsi… c'est, bien étrange… mais enfin… alors… Ce billet n'est plus bon à rien… je vais le reprendre délicatement…(Il regarde sur la table.)
Où l'ai-je fourré?

VALBRUN
Que cherches-tu là ?

PRÉVANNES
Un papier. Veux-tu que je le dise? je croyais vraiment que tu hésitais…

VALBRUN
Moi?

PRÉVANNES
Oui.(À part.)
Où diable l'ai-je mis ? Ah ! le voilà.
(Il va pour le prendre.)

VALBRUN(s'asseyant d'un air triste.)
Ah! si j'ai hésité, tu sais bien pourquoi,

PRÉVANNES
Comment !

VALBRUN
Eh ! sans doute, tu connais ma vie, tu sais parfaitement la raison…

PRÉVANNES
Moi ! pas du tout !

VALBRUN
Ce fatal souvenir…

PRÉVANNES
Quel souvenir ?

VALBRUN
Tu le demandes !

PRÉVANNES
Bon! Voilà madame Darcy. Vas-tu, pour la centième fois, m'en raconter la lamentable histoire !

VALBRUN
Je ne vais pas te la raconter. Tu te moques de tout.

PRÉVANNES
Non, mais je me moque, si tu le permets, de madame Darcy.

VALBRUN
C'est bientôt dit… Si tu la connaissais !

PRÉVANNES
Oui, je ferais là une jolie emplette !

VALBRUN
Comme tu voudras… Je l'ai aimée… Que ce soit une faute, une sottise, un ridicule, si tu le veux… mais je l'ai aimée, et le mal qu'elle m'a fait m'effraye malgré moi pour l'avenir… Je crains d'y retrouver le passé.

PRÉVANNES
Eh ! laisse donc là le passé ! Qui n'a pas le sien ? Tu vas être heureux… Commence donc par tout oublier… Est-ce que tu es en cour d'assises pour qu'on le demande tes antécédents ? Viens, viens regarder cet album… Il y a un dessin de Marguerite.

VALBRUN
Je le connais… Ah! mon ami, si tu savais?…

PRÉVANNES
Mais tu sais très bien que je sais…(Tenant à la main le billet qu'il a pris.)
Ne dirait-on pas qu'il n'y a qu'une femme au monde ? Madame Darcy t'a fait de la peine, elle a mal agi ; elle t'a planté là, et, qui pis est, elle t'a menti. C'est une vilaine créature. Eh bien ! après ? Vastu en faire un épouvantail dont il n'y ait que toi qui s'effarouche ? Tu ne te guériras donc jamais de cet empoisonnement-là ?

VALBRUN(se levant.)
Certes, si mon chagrin pouvait s'adoucir… si un peu d'espoir me revenait… si je croyais pouvoir oublier… ce serait dans cette maison.

PRÉVANNES
Si tu pouvais, si tu croyais… Ah çà ! tu n'es donc pas décidé ?

VALBRUN
Si fait ; mais je tremble quand j'y pense.

PRÉVANNES(à part.)
Je crois que je vais remettre mon billet à sa place.(Haut.)
Mais enfin, oui ou non, la comtesse le plaît-elle ?

VALBRUN
Peux-tu en douter ? ce n'est pas plaire qu'il faut dire ; elle me charme, elle m'enchante. Je ne connais personne au monde qui puisse soutenir la comparaison…

PRÉVANNES
Vrai ?

VALBRUN
Tu ne l'as pas appréciée…

PRÉVANNES
Si fait.

VALBRUN
Tu l'as vue en passant, à travers ton étourderie. Avec sa franchise, elle a de l'esprit ; avec son esprit, elle a du cœur. C'est la grâce et la beauté mêmes… Quand je la regarde… je vois le bonheur dans ses yeux.

PRÉVANNES
Que ne lui dis-tu tout cela plutôt qu'à moi ? Est-ce que tu veux m'épouser?

VALBRUN
Tes railleries n'y feront rien.

PRÉVANNES
Tu l'aimes?

VALBRUN
Je l'adore.

PRÉVANNES
En ce cas-là…(Il met le billet dans sa poche.)
Elle est ici, à deux pas, dans sa chambre… Parbleu !… si j'étais à ta place…

VALBRUN(se rasseyant.)
Je voudrais bien être à la tienne. Ah ! tu es heureux, tu épouses Marguerite… tandis que moi…

PRÉVANNES
Voilà le vent qui tourne.(Haut.)
J'épouse Marguerite… je n'en sais rien.

VALBRUN
Non ?

PRÉVANNES
Non.

VALBRUN
Est-ce possible ! Une jeune fille si jolie, si aimable, un peu trop gaie parfois, mais pleine de mérite et de talents… fort riche… N'avais-tu pas engagé la parole ?

PRÉVANNES
Et toi, qu'as-tu fait de la tienne?

VALBRUN
Je n'ose pas, je ne peux pas, je n'oserai jamais… à moins que… pourtant…

PRÉVANNES(à part.)
Que le diable l'emporte!

VALBRUN
Si tu savais quel souvenir et quel pressentiment me poursuivent ! On peut bien être ridicule quand on aime, mais on ne l'est pas quand ou souffre.

PRÉVANNES
Et de quoi souffres-tu, je le prie ? Pousse cette porte, elle l'attend.

VALBRUN
Oui, le bonheur est peut-être là, derrière cette porte… je ne puis l'ouvrir… je reculerais sur le seuil… l'espérance ne veut plus de moi.

PRÉVANNES
Pousse donc celle porte, te dis-je ! Tiens, Henri, sais-tu, en ce moment, de quoi tu as l'air ? Tu ressembles, révérence parler, à un âne qui n'ose pas franchir un ruisseau.

VALBRUN
Comme tu voudras. Toi qui te railles de ma souffrance, n'as-tu jamais été trahi ? Je veux croire, si cela te plaît, que tu n'as point rencontré de cruelles ; n'en as-tu pas trouvé de perfides, de malfaisantes ?

PRÉVANNES
Quelquefois, comme un autre.

VALBRUN
Ah! malheur à celle qui vous donne cette triste expérience ! une femme inconstante devient noire bourreau : insensible à tout ce qu'on souffre, c'est l'âme la plus dure, la plus implacable ! En vous offrant son amitié, quand elle vous ôte son amour, elle croit s'acquitter de tout ! et quelle amitié ! Ce n'en est pas seulement l'apparence : nulle franchise, nulle confiance ; ce n'est qu'un mensonge perpétuel, un supplice de tous les instants, trop heureux si l'on en mourait !

PRÉVANNES(à part.)
Décidément, il faut avoir recours aux moyens héroïques ; où mettrai-je cette lettre ?… dans son chapeau ?… Non, il pourrait deviner… Ah ! j'y suis !… dans le mien.(Il met la lettre dans son chapeau.)
Et pour qu'il la trouve…(Il prend le chapeau de Valbrun.)
Adieu, Henri. Après tout, tu as peut-être raison. La comtesse, avec ses beaux yeux, n'en a pas moins la tête un peu légère !…

VALBRUN
Le penses-tu?

PRÉVANNES
Qui sait ? elle est femme.

VALBRUN
Mais encore…la crois-tu capable ?…

PRÉVANNES
Peut-être bien. Tout considéré, je te conseille d'aimer ailleurs. Tu feras mieux, je crois, d'épouser Célimène…

VALBRUN
Mais…

PRÉVANNES
C'est le plus sage. Adieu, mon ami.(À part en sortant.)
Je ne le perdrai pas de vue.


L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène IX

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