L'Âne et le Ruisseau
-
L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène IV

Alfred de Musset

L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène IV


LA COMTESSE, PRÉVANNES.

LA COMTESSE
Vous vous querellerez donc sans cesse ?

PRÉVANNES
C'est que je l'aime de tout mon coeur. Ne dois-je pas être son mari ?

LA COMTESSE
D'accord, mais…

PRÉVANNES
Est-ce qu'elle hésite ?

LA COMTESSE
Elle dit qu'elle n'est pas pressée.

PRÉVANNES
Nous verrons bien ; parlons de vous ; qu'est-il donc arrivé ?

LA COMTESSE
Rien de nouveau. — Mais dites-moi: comment voyez-vous de prime abord, en arrivant ici, que j'ai quelque sujet d'inquiétude?

PRÉVANNES
Il n'est pas difficile de voir si les yeux sont tristes ou non.

LA COMTESSE
Bon ! triste, on l'est pour cent raisons dont pas une souvent n'est sérieuse. Si vous rencontrez un de vos amis, et qu'il ait l'air moins gai que la veille, allez-vous lui demander pourquoi ? Cela arrive à tout le monde.

PRÉVANNES
À tout le monde, soit, je ne demanderai rien et ne m'en soucie pas davantage ; mais aux personnes qu'on aime, c'est autre chose, et je vous demande la permission d'oser y voir clair avec vous. — Je reviens à mon dire : qu'est-il arrivé ?

LA COMTESSE
Je vous le répète, rien de nouveau, et c'est justement ce qui me désespère. Votre ami est si étranger, si bizarre…

PRÉVANNES
Ah ! oui. il ne se décide pas. C'est un peu comme la petite cousine.

LA COMTESSE
Oh ! c'est bien pire, et que voulez-vous ? Notre mariage était… convenu… Je ne sais vraiment.

PRÉVANNES
Est-ce que je vous intimide?

LA COMTESSE
Non, non, vous êtes presque mon parent ; d'ailleurs, j'ai toute confiance en vous, et j'ai besoin de parler franchement. Vous connaissez, n'est-ce pas, la position singulière où je me trouve ? Veuve et libre, j'ai une famille qui ne peut, il est vrai, disposer de moi, mais dont je ne voudrais, sous aucun prétexte, me séparer entièrement ; je ne suis pas forcée de suivre les conseils qu'on peut me donner, mais vous comprendrez que les convenances…

PRÉVANNES
Oui, les convenances… et mon ami Valbrun…

LA COMTESSE
M. de Valbrun, avant mon mariage, avait, vous le savez aussi, demandé ma main. Depuis ce temps-là, il s'était éloigné, il était allé… je ne sais où ; je ne l'ai plus revu. Maintenant il est revenu, il a renouvelé sa demande; elle n'a point été repoussée ; et… comme je vous le disais, les convenances, les intérêts de famille, et même une inclination réciproque… je ne vous cache rien.

PRÉVANNES
À quoi bon?

LA COMTESSE
Tout s'unissait, s'accordait à merveille. Voilà trois mois que les choses sont ainsi. Il me voit tous les jours, et il ne dit mot.

PRÉVANNES
Cela doit être fatigant.

LA COMTESSE
Que puis-je faire? Attendrai-je un hasard, une éclaircie dans cette obscurité, et qu'une fantaisie lui prenne de me rappeler une parole donnée ? Il y avait encore pour ma terre de Cernay, pour des arrérages, je ne sais quoi, quelques petites difficultés. Elles sont résolues d'hier ; je viens d'en recevoir l'avis. Lui en parlerai-je la première?

PRÉVANNES
Ma foi, oui. Si vous me consultez, ce serait ma façon de penser. Je connais Valbrun depuis l'enfance : c'est le plus honnête garçon du monde ; mais il ne fait jamais ce qu'il veut. Est-ce timidité, est-ce orgueil, est-ce seulement de la faiblesse ? C'est tout cela, peut-être à la fois. Quand la timidité nous tient à la gorge, elle gâte tout, elle se mêle à tout, même aux choses qui semblent lui être le plus opposées. Voilà un homme qui vous aime, qui vous adore, j'en réponds ; il se battrait cent fois, il se jetterait, au feu pour vous : mais c'est une entreprise au-dessus de ses forces que de se décider à acheter un cheval, et, s'il entre dans un salon, il ne sait, où poser son chapeau.

LA COMTESSE
Ne serait-il pas dangereux d'épouser ce caractère-là ?

PRÉVANNES
Point du tout, car ce n'est pas le vôtre. D'ailleurs, il n'est ainsi que lors qu'il est tout seul. Il demandera, peut-être, alors son chemin ; mais qu'il vous donne le bras, il le saura de reste.

LA COMTESSE
Vous m'encouragez, je le vois. Mais est-il possible à une femme d'aborder de certaines questions…

PRÉVANNES
Eh ! Madame, ne l'aimez-vous pas ?

LA COMTESSE
Mais êtes-vous bien sûr qu'il m'aime ? Cette madame Darcy…

PRÉVANNES
Ah ! voilà le lièvre. C'est en pensant à cette femme-là que vous me disiez tout à l'heure que ce pauvre baron, après votre mariage, était allé je ne sais où… Mais vous parliez d'histoire ancienne.

LA COMTESSE
Croyez-vous qu'il en soit tout à fait détaché ?

PRÉVANNES
Vous pourriez dire quelque chose de plus… mais pour détaché, sans nul doute, car il n'en parle plus, maintenant, pas même pour en dire du mal.

LA COMTESSE
Il l'a beaucoup aimée?

PRÉVANNES
On ne peut pas davantage. Cette cruelle maladie, qui a failli le mettre en terre, et cette défiance boudeuse qu'il en a gardée, sont autant de cadeaux de cette charmante personne. Ah ! morbleu ! celle-là, si je la tenais !…

LA COMTESSE
Est-ce que vous êtes vindicatif?

PRÉVANNES
Non pas pour moi, je n'ai pas de rancune, et je ne fais point de cas des colères conservées. Mais ce pauvre Henri, qui, avec ses vertiges, est le plus franc, le plus brave garçon… la bonne dupe !

LA COMTESSE
Lui donnez-vous ce nom parce qu'il lui est arrivé… de se tromper ? C'est votre ami.

PRÉVANNES
Oui, et c'est pour cela même que je serais capable, Dieu me pardonne !… Oui, et ensuite, je ne saurais dire… mais je déteste la fausseté, la perfidie, tout l'arsenal des armes féminines ; je sais bien qu'on peut s'en servir utilement, mais cela me répugne; et c'est ce qui fait que, si je n'aimais pas votre cousine, je serais amoureux de vous.

LA COMTESSE
Voulez-vous que je le lui dise?

PRÉVANNES(à la fenêtre.)
Si cela vous plaît. Voici le baron lui-même, je le reconnais… Il traverse la cour bien lentement… Il revient sur ses pas… Entrera-t-il ? c'est à savoir.

LA COMTESSE
Monsieur de Prévannes, le cœur me manque.

PRÉVANNES
À quel propos?

LA COMTESSE
Je ne puis, non, je ne puis suivre le conseil que vous me donnez. Parler la première… oser dire… mais c'est lui avouer… songez donc!…

PRÉVANNES
Je ne songe point… Parlez, madame ; osez, je suis là.

LA COMTESSE
Quoi ! devant vous !

PRÉVANNES
Eh ! oui, devant moi. Voyez, le grand mal !

LA COMTESSE
Mais s'il hésite, s'il refuse ?

PRÉVANNES
Eh bien ! madame, eh bien ! qu'en peut-il arriver ? Voyez-vous les Romains…

LA COMTESSE
Mais taisez-vous donc, je l'entends.

PRÉVANNES
Bon ! vous ne le connaissez pas. Il est bien homme à se présenter, comme cela, tout naturellement ! Il va longtemps rêver dans l'antichambre, il va frémir dans la salle à manger, et il se demandera, en traversant le salon, s'il ne ferait pas mieux de s'aller noyer.

LA COMTESSE
Vous me faites rire malgré moi, comme Marguerite tout à l'heure. Ah ! vous êtes bien faits l'un pour l'autre !… mais je vous répète que le courage me manque.

PRÉVANNES
Et je vous répète qu'il vous aime. Si je n'en étais pas convaincu, vous donnerais-je ce conseil que vous n'osez pas suivre ? vous le donnerais-je pour tout autre que Valbrun ? Vous dirais-je un mot ? Dieu m'en garde ! s'il s'agissait d'un mannequin à la mode ou seulement d'un homme ordinaire… mais il s'agit ici d'un entêté, et en même temps d'un irrésolu. Mais il vous aime… il serait bien bête ! Et vous l'aimez, vous êtes fiancés, vous êtes sa promise, comme on dit dans le pays.

LA COMTESSE
Mais, je suis femme.

PRÉVANNES
Il est honnête homme, je jurerais sur sa parole comme sur la mienne. Que craignez-vous? Allons, Madame, un peu de courage, un peu de bonté, un peu de pitié, car vous n'avez seulement qu'à sourire !…

LA COMTESSE
Vous croyez ? Mais si vous restez, vos plaisanteries vont lui faire peur.

PRÉVANNES
Point du tout, je ne dirai rien, je vais regarder vos albums.
(Il s'assied près d'une table.)


L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène IV

Autres textes de Alfred de Musset

Un caprice

Un caprice, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1837, explore les subtilités des sentiments et les jeux d’amour dans un cadre bourgeois. L’histoire met en scène...

On ne saurait penser à tout

On ne saurait penser à tout, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, explore les petites absurdités de la vie conjugale et les quiproquos liés aux...

On ne badine pas avec l'amour

On ne badine pas avec l’amour, drame en trois actes écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte une histoire d'amour tragique où les jeux de séduction et de fierté...

Louison

Louison, comédie en un acte écrite par Alfred de Musset en 1849, met en scène une situation légère et pleine de malice autour des thèmes de l’amour, de la jalousie...

Lorenzaccio

Lorenzaccio, drame romantique écrit par Alfred de Musset en 1834, raconte l’histoire de Lorenzo de Médicis, surnommé Lorenzaccio, un jeune homme partagé entre ses idéaux de liberté et le cynisme...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025