L'Âne et le Ruisseau
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L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène première

Alfred de Musset

L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène première


LA COMTESSE MARGUERITE.

MARGUERITE
Je ne saurai donc pas ce qui vous afflige ?

LA COMTESSE
Mais je te dis que ce n'est rien. Ce monde, ce bruit, que sais-je ? Un peu de migraine. J'avais cru me distraire, et je me fatiguais.
(Elle s'assied.)

MARGUERITE
Savez-vous, ma bonne cousine, que je ne vous reconnais plus ! Vous qui n'aviez jamais un moment d'ennui, vous qui étiez la bonté même, je vous trouve maintenant…

LA COMTESSE
Sais-tu, ma chère Marguerite, que tu débutes justement comme une scène de tragédie ! Vous qui étiez jadis… Je vous trouve maintenant… Et quoi donc?

MARGUERITE
Eh bien! Comme on dit… triste… languissante…

LA COMTESSE
Ah ! languissante ! Parles-tu déjà comme ton bien-aimé M. de Prévannes !

MARGUERITE
Mon bien-aimé! Cela vous plaît ainsi. Vous vous moquez de moi ; mais vous soupirez, vous êtes inquiète. Je n'y comprends rien, car vous êtes si belle ! et vous êtes jeune, veuve et riche, vous allez épouser le baron.

LA COMTESSE
Ah ! Marguerite, que dis-tu ?

MARGUERITE
Vous voyez bien que vous soupirez. Il est vrai que M. de Valbrun est quelquefois de bien mauvaise humeur ; c'est un caractère singulier. Est-ce que vous avez à vous plaindre de lui ?

LA COMTESSE
Je n'ai qu'à répondre à tes questions. Quelle grave confidente j'aurais là!

MARGUERITE
Grave, non ; mais discrète au moins. Vous croyez, parce que je ne suis pas… bien vieille… qu'on ne saurait rien me confier. Moi, si j'avais le moindre chagrin… mais je n'en ai pas…

LA COMTESSE
Grâce à Dieu !

MARGUERITE
Je vous le raconterais tout de suite, comme à une amie… je veux dire… comme à une sœur qui aurait remplacé ma mère, car c'est bien ce que vous avez fait ; vous êtes mon seul guide en ce monde, mon seul appui, ma protectrice ; vous avez recueilli l'orpheline ; mon tuteur vous laisse faire tout ce que vous voulez (il a bien raison, le pauvre homme !)
Mais je ne suis ni ingrate, ni sotte, ni bavarde, et, si vous avez de la peine, il est injuste de ne pas me le dire.

LA COMTESSE
Tu n'es certainement ni sotte ni ingrate ; pour bavarde…

MARGUERITE
Oh ! ma chère cousine !

LA COMTESSE
Oh ! ma chère cousine ! Quelquefois… par hasard… dans ce moment-ci, par exemple, vous avez, mademoiselle, ne vous en déplaise, un peu beaucoup de curiosité. Et pourquoi ? Cela se devine. M. de Prévannes doit vous épouser… ne rougissez pas, c'est chose convenue ; pour ce qui est de ma protection, avec votre petite mine et votre petite fortune, vous vous en passeriez très bien ; mais mon mariage doit précéder le vôtre, c'était du moins ce qu'on avait dit… je ne sais trop pour quelle raison… car je suis libre… je puis disposer de moi… comme je l'entends… rien n'est décidé… tout peut être rompu d'un jour à l'autre… je ne sais trop moi-même… non, en vérité, je ne saurais dire… et voilà d'où viennent vos questions.

MARGUERITE
Non, madame, non ; pour cela, je ne suis pas pressée de me marier, mais pas du tout, et ce jeune homme…

LA COMTESSE
Vrai, pas du tout ! tu n'aimes pas ce jeune homme ? Tu n'as pas fait cent fois son éloge ?

MARGUERITE
Je conviens que je le trouve… assez bien.

LA COMTESSE
Quoi ! lu n'as pas dit que lu le trouvais charmant ?

MARGUERITE
Oh ! charmant! il a de bonnes manières, mais il est quelquefois d'une impertinence…

LA COMTESSE
Que personne n'avait autant d'esprit que lui ?

MARGUERITE
Oui, de l'esprit, il en a, si l'on veut ; mais je n'ai pas dit que personne…

LA COMTESSE
Autant de grâce, de délicatesse…

MARGUERITE
Pour de la délicatesse, c'est possible ; mais de la grâce, fi donc ! Est-ce qu'un homme a de la grâce ?

LA COMTESSE
Enfin, que tu ne demandais pas mieux…

MARGUERITE
C'est possible, il ne me déplaît pas; mais pour ce qui est de l'amour… il est si étourdi, si léger !…

LA COMTESSE
Et mademoiselle Marguerite n'est ni légère ni étourdie ! Eh bien donc ! Tu le rendras sage, tu en feras un homme sérieux, un philosophe, et il te fera marquise… La gentille marquise que je vois d'ici ! Vous babillerez d'abord, tout le jour ; vous vous disputerez, c'est votre habitude…,

MARGUERITE
Puisque vous dites qu'on doit nous marier.

LA COMTESSE
C'est pour cela que vous êtes en guerre?

MARGUERITE
On dit que dans un bon ménage, on se querelle toujours de temps en temps. Puisque je dois l'épouser, j'essaye.

LA COMTESSE
Voyez le beau raisonnement ? Est-ce à la pension qu'on t'a appris cela ? Une femme qui aime son mari…

MARGUERITE
Mais je vous dis que je ne l'aime pas.

LA COMTESSE
Et lu l'épouses ?

MARGUERITE
Oui, puisqu'on le veut, puisque mes parents l'avaient décidé, puisque mon tuteur me le conseille, puisque vous le désirez vous-même…

LA COMTESSE
Tu te résignes ?

MARGUERITE
J'obéis… Je fais un mariage de raison.

LA COMTESSE
Qu'elle sagesse ! quelle obéissance ! Tu me ferais rire, malgré que j'en aie… Eh bien, ma chère, tu ne l'aimes pas, tu ne l'aimeras même jamais, si tu veux, j'y consens ; mais il ne te déplaît pas, et il te plaira.(Tristement.)
Va, tu seras heureuse !

MARGUERITE
Je n'en sais rien.

LA COMTESSE
Moi, je le sais, et, avec sa légèreté, je ne te donnerais pas à lui, si j'en connaissais un plus digne. Je ne dirai pas comme toi que je le trouve incomparable.

MARGUERITE
Vous me désolez.

LA COMTESSE
Non, non ; mais ce que je sais fort bien, c'est que, malgré cette apparence d'étourderie et de frivolité. M. de Prévannes est un ami sûr, un homme de cœur, tout à fait capable de servir de guide, dans ses premiers pas, à une enfant qui, ne t'en déplaise…

MARGUERITE
Lui, me servir de guide! Ah! je prétends bien… pour cela, nous verrons…

LA COMTESSE
Sans doute, tu prétends bien…

MARGUERITE
Oui, je prétends, s'il a du coeur et de l'honneur, en avoir tout autant que lui ; je prétends savoir me conduire ; je prétends qu'on ne me guide pas; je ne souffrirai pas qu'on me guide; je sais ce que j'ai à faire, apparemment; je prétends être maîtresse chez moi. Et s'il a de ces ambitions-là…

LA COMTESSE
Eh bien !

MARGUERITE
Eh bien ! qu'il ose me le dire en face, je lui apprendrai !… qu'il se montre !… Ah! monsieur de Prévannes, vous vous imaginez…


L'ÂNE ET LE RUISSEAU - Scène première

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