Scène III


Une plate-forme, à l'extrémité du jardin. — Un réverbère allumé.

Mathurin (seul, puis JEAN.)
Où peut être allé ce jeune homme ? Il me dit de l'attendre, et voilà bientôt une demi-heure qu'il m'a quitté. Comme il tremblait en approchant de la maison ! Ah ! s'il fallait croire ce qu'on en dit !

Jean (passant.)
Eh bien ! Mathurin, que fais-tu là à cette heure ?

Mathurin
J'attends le seigneur Cordiani.

Jean
Tu ne viens pas à l'enterrement de ce pauvre Grémio ? On va partir tout à l'heure.

Mathurin
Vraiment ! j'en suis fâché ; mais je ne puis quitter la place.

Jean
J'y vais, moi, de ce pas.

Mathurin
Jean, ne vois-tu pas des hommes qui arrivent du côté de la maison ? On dirait que c'est notre maître et ses amis.

Jean
Oui, ma foi, ce sont eux. Que diable cherchent-ils ? Ils viennent droit à nous.

Mathurin
N'ont-ils pas leurs épées à la main ?

Jean
Non pas, je crois. Si fait, tu as raison. Cela ressemble à une querelle.

Mathurin
Tenons-nous à l'écart, et si je ne m'entends pas appeler, j'irai avec toi.
(Ils se retirent. — Lionel et Cordiani entrent.)

Lionel
Cette lumière nous suffira. Placez-vous ici, monsieur ; n'aurez-vous pas de second ?

Cordiani
Non, monsieur.

Lionel
Ce n'est pas l'usage, et je vous avoue que pour moi j'en suis fâché. Du temps de ma jeunesse, il n'y avait guère d'affaires de cette sorte sans quatre épées tirées.

Cordiani
Ceci n'est pas un duel, monsieur ; André n'aura rien à parer, et le combat ne sera pas long.

Lionel
Qu'entends-je ? voulez-vous faire de lui un assassin ?

Cordiani
Je m'étonne qu'il n'arrive pas.

André (entrant)
Me voilà.

Lionel
Ôtez vos manteaux ; je vais marquer les lignes. Messieurs, c'est jusqu'ici que vous pouvez rompre.

André
En garde !

Damien (entrant.)
Je n'ai pu remplir la mission dont tu m'avais chargé. Lucrèce refuse mon escorte ; elle est partie seule, à pied, accompagnée de sa suivante.

André
Dieu du ciel ! quel orage se prépare !
(Il tonne.)

Damien
Lionel, je me présente ici comme second de Cordiani. André ne verra dans cette démarche qu'un devoir qui m'est sacré ; je ne tirerai l'épée que si la nécessité m'y oblige.

Cordiani
Merci, Damien, merci.

Lionel
Êtes-vous prêts ?

André
Je le suis.

Cordiani
Je le suis.
(Ils se battent. Cordiani est blessé.)

Damien
Cordiani est blessé !

André (se jetant sur lui.)
Tu es blessé, mon ami ?

Lionel (le retenant.)
Retirez-vous, nous nous chargeons du reste.

Cordiani
Ma blessure est légère. Je puis encore tenir mon épée.

Lionel
Non, monsieur ; vous allez souffrir beaucoup plus dans un instant ; l'épée a pénétré. Si vous pouvez marcher, venez avec nous.

Cordiani
Vous avez raison. Viens-tu, Damien ? Donne-moi ton bras, je me sens bien faible. Vous me laisserez chez Manfredi.

André (bas à Lionel.)
La crois-tu mortelle ?

Lionel
Je ne réponds de rien.
(Ils sortent.)

André (seul.)
Pourquoi me laissent-ils ? Il faut que j'aille avec eux. Où veulent-ils que j'aille ?
(Il fait quelques pas vers la maison.)
Ah ! cette maison déserte ! Non, par le ciel, je n'y retournerai pas ce soir ! Si ces deux chambres-là doivent être vides cette nuit, la mienne le sera aussi. Il ne s'est pas défendu. Je n'ai pas senti son épée. Il a reçu le coup, cela est clair. Il va mourir chez Manfredi.
C'est singulier. Je me suis pourtant déjà battu. Lucrèce partie, seule, par cette horrible nuit ! Est-ce que je n'entends pas marcher là dedans ?
(Il va du côté des arbres.)
Non, personne. Il va mourir. Lucrèce seule, avec une femme ! Eh bien ! quoi ? je suis trompé par cette femme. Je me bats avec son amant. Je le blesse. Me voilà vengé. Tout est dit. Qu'ai-je à faire à présent ?
Ah ! cette maison déserte ! cela est affreux. Quand je pense à ce qu'elle était hier au soir ! à ce que j'avais, à ce que j'ai perdu ! Qu'est-ce donc pour moi que la vengeance ? Quoi ! voilà tout ? Et rester seul ainsi ? À qui cela rend-il la vie, de faire mourir un meurtrier ? Quoi ? répondez ? Qu'avais-je affaire de chasser ma femme, d'égorger cet homme ? Il n'y a point d'offensé, il n'y a qu'un malheureux. Je me soucie bien de vos lois d'honneur ! Cela me console bien que vous ayez inventé cela pour ceux qui se trouvent dans ma position ; que vous l'ayez réglé comme une cérémonie ! Où sont mes vingt années de bonheur, ma femme, mon ami, le soleil de mes jours, le repos de mes nuits ! Voilà ce qui me reste.
(Il regarde son épée.)
Que me veux-tu, toi ? On t'appelle l'amie des offensés. Il n'y a point ici d'homme offensé. Que la rosée essuie ton sang !
(Il la jette.)
Ah ! cette affreuse maison ! Mon Dieu ! mon Dieu !
(Il pleure à chaudes larmes. — L'enterrement passe.)

André
Qui enterrez-vous là ?

Les porteurs
Nicolas Grémio.

André
Et toi aussi, mon pauvre vieux, et toi aussi, tu m'abandonnes !


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