André del Sarto
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ACTE PREMIER Scène première

Alfred de Musset

ACTE PREMIER Scène première


La maison d'André. — Une cour, un jardin au fond.

Grémio (sortant de la maison du concierge.)
Il me semble, en vérité, que j'entends marcher dans la cour ; à quatre heures du matin, c'est singulier. Hum ! hum ! que veut dire cela ?
(Il avance ; un homme enveloppé d'un manteau descend d'une fenêtre du rez-de-chaussée.)

Grémio
De la fenêtre de madame Lucrèce ? Arrête, qui que tu sois !

L'homme
Laisse-moi passer, ou je te tue !
(Il le frappe et s'enfuit dans le jardin. )

Grémio (seul)
Au meurtre ! au voleur ! Jean, au secours !

Damien (sortant en robe de chambre)
Qu'est-ce ? qu'as-tu à crier, Grémio ?

Grémio
Il y a un voleur dans le jardin.

Damien
Vieux fou ! tu te seras grisé.

Grémio
De la fenêtre de madame Lucrèce, de sa propre fenêtre, je l'ai vu descendre. Ah ! je suis blessé ! il m'a frappé au bras de son stylet.

Damien
Tu veux rire ! ton manteau est à peine déchiré. Quel conte viens-tu faire, Grémio ? Qui diable veux-tu avoir vu descendre de la fenêtre de Lucrèce, à cette heure-ci ? Sais-tu, sot que tu es, qu'il ne ferait pas bon l'aller redire à son mari ?

Grémio
Je l'ai vu comme je vous vois.

Damien
Tu as bu, Grémio ; tu vois double.

Grémio
Double ! je n'en ai vu qu'un.

Damien
Pourquoi réveilles-tu une maison entière avant le lever du soleil ? et une maison comme celle-ci, pleine de jeunes gens, de valets ! T'a-t-on payé pour imaginer ce mauvais roman sur le compte de la femme de mon meilleur ami ? Tu cries au voleur, et tu prétends qu'on a sauté par sa fenêtre ? Es-tu fou ou es-tu payé ? Dis, réponds ; que je t'entende.

Grémio
Mon Dieu ! mon Seigneur Jésus ! je l'ai vu ; en vérité de Dieu, je l'ai vu. Que vous ai-je fait ? je l'ai vu.

Damien
Écoute, Grémio. Prends cette bourse, elle peut être moins lourde que celle qu'on t'a donnée pour inventer cette histoire-là. Va-t'en boire à ma santé. Tu sais que je suis l'ami de ton maître, n'est-ce pas ? Je ne suis pas un voleur, moi ; je ne suis pas de moitié dans le vol qu'on lui ferait. Tu me connais depuis dix ans comme je connais André. Eh bien ! Grémio, pas un mot là-dessus. Bois à ma santé ; pas un mot, entends-tu ? ou je te fais chasser de la maison. Va, Grémio, rentre chez toi, mon vieux camarade. Que tout cela soit oublié.

Grémio
Je l'ai vu, mon Dieu ! sur ma tête, sur celle de mon père, je l'ai vu, vu, bien vu.
(Il rentre.)

Damien (s'avançant seul vers le jardin et appelant)
Cordiani ! Cordiani !
(Cordiani paraît.)

Damien
Insensé ! en es-tu venu là ? André, ton ami, le mien, le bon, le pauvre André !

Cordiani
Elle m'aime, ô Damien, elle m'aime ! Que vas-tu me dire ? Je suis heureux. Regarde-moi, elle m'aime.
Je cours dans ce jardin depuis hier ; je me suis jeté dans les herbes humides ; j'ai frappé les statues et les arbres, et j'ai couvert de baisers terribles les gazons qu'elle avait foulés.

Damien
Et cet homme qui te surprend ! À quoi penses-tu ? Et André ! André, Cordiani !

Cordiani
Que sais-je ? je puis être coupable, tu peux avoir raison ; nous en parlerons demain, un jour, plus tard ; laisse-moi être heureux. Je me trompe peut-être, elle ne m'aime peut-être pas ; un caprice, oui, un caprice seulement, et rien de plus ; mais laisse-moi être heureux.

Damien
Rien de plus ? et tu brises comme une paille un lien de vingt-cinq années ? et tu sors de cette chambre ? Tu peux être coupable ? et les rideaux qui se sont refermés sur toi sont encore agités autour d'elle ? et l'homme qui te voit sortir crie au meurtre ?

Cordiani
Ah ! mon ami, que cette femme est belle !

Damien
Insensé ! insensé !

Cordiani
Si tu savais quelle région j'habite ! comme le son de sa voix seulement fait bouillonner en moi une vie nouvelle ! comme les larmes lui viennent aux yeux au-devant de tout ce qui est beau, tendre et pur comme elle ! Ô mon Dieu ! c'est un autel sublime que le bonheur. Puisse la joie de mon âme monter à toi comme un doux encens ! Damien, les poètes se sont trompés ; est-ce l'esprit du mal qui est l'ange déchu ? C'est celui de l'amour, qui, après le grand œuvre, ne voulut pas quitter la terre, et, tandis que ses frères remontaient au ciel, laissa tomber ses ailes d'or en poudre aux pieds de la beauté qu'il avait créée.

Damien
Je te parlerai dans un autre moment. Le soleil se lève ; dans une heure, quelqu'un viendra s'asseoir aussi sur ce banc ; il posera comme toi ses mains sur son visage, et ce ne sont pas des larmes de joie qu'il cachera. À quoi penses-tu ?

Cordiani
Je pense au coin obscur d'une certaine taverne où je me suis assis tant de fois, regrettant ma journée. Je pense à Florence qui s'éveille, aux promenades, aux passants qui se croisent, au monde, où j'ai erré vingt ans comme un spectre sans sépulture, à ces rues désertes où je me plongeais au sein des nuits, poussé par quelque dessein sinistre ; je pense à mes travaux, à mes jours de découragement ; j'ouvre les bras, et je vois passer les fantômes des femmes que j'ai possédées, mes plaisirs, mes peines, mes espérances ! Ah ! mon ami, comme tout est foudroyé, comme tout ce qui fermentait en moi s'est réuni en une seule pensée ; l'aimer ! C'est ainsi que mille insectes épars dans la poussière viennent se réunir dans un rayon de soleil.

Damien
Que veux-tu que je te dise, et de quoi servent les paroles après l'action ? Un amour comme le tien n'a pas d'ami.

Cordiani
Qu'ai-je eu dans le cœur jusqu'à présent ? Dieu merci, je n'ai pas cherché la science ; je n'ai voulu d'aucun état, je n'ai jamais donné un centre aux cercles gigantesques de la pensée ; je n'y ai laissé entrer que l'amour des arts, qui est l'encens de l'autel, mais qui n'en est pas le dieu. J'ai vécu de mon pinceau, de mon travail ; mais mon travail n'a nourri que mon corps ; mon âme a gardé sa faim céleste. J'ai posé sur le seuil de mon cœur le fouet dont Jésus-Christ flagella les vendeurs du temple. Dieu merci, je n'ai jamais aimé ; mon cœur n'était à rien jusqu'à ce qu'il fût à elle.

Damien
Comment exprimer tout ce qui se passe dans mon âme ? Je te vois heureux. Ne m'es-tu pas aussi cher que lui ?

Cordiani
Et maintenant qu'elle est à moi, maintenant qu'assis à ma table, je laisse couler comme de douces larmes les vers insensés qui lui parlent de mon amour, et que je crois sentir derrière moi son fantôme charmant s'incliner sur mon épaule pour les lire ; maintenant que j'ai un nom sur les lèvres, ô mon ami ! quel est l'homme ici-bas qui n'a pas vu apparaître cent fois, mille fois, dans ses rêves, un être adoré, fait pour lui, devant vivre pour lui ? Eh bien ! quand un seul jour au monde on devrait rencontrer cet être, le serrer dans ses bras et mourir !

Damien
Tout ce que je puis te répondre, Cordiani, c'est que ton bonheur m'épouvante. Qu'André l'ignore, voilà l'important !

Cordiani
Que veut dire cela ? Crois-tu que je l'aie séduite ? qu'elle ait réfléchi et que j'aie réfléchi ? Depuis un an que je la vois tous les jours, je lui parle, et elle me répond ; je fais un geste, et elle me comprend. Elle se met au clavecin, elle chante, et moi, les lèvres entr'ouvertes, je regarde une longue larme tomber en silence sur ses bras nus. Et de quel droit ne serait-elle pas à moi ?

Damien
De quel droit ?

Cordiani
Silence ! j'aime et je suis aimé. Je ne veux rien analyser, rien savoir ; il n'y a d'heureux que les enfants qui cueillent un fruit et le portent à leurs lèvres sans penser à autre chose, sinon qu'ils l'aiment et qu'il est à portée de leurs mains.

Damien
Ah ! si tu étais là, à cette place où je suis, et si tu te jugeais toi-même ! Que dira demain l'homme à l'enfant ?

Cordiani
Non ! non ! Est-ce d'une orgie que je sors, pour que l'air du matin me frappe au visage ? L'ivresse de l'amour est-elle une débauche, pour s'évanouir avec la nuit ? Toi, que voilà, Damien, depuis combien de temps m'as-tu vu l'aimer ? Qu'as-tu à dire à présent, toi qui es resté muet, toi qui as vu pendant une année chaque battement de mon cœur, chaque minute de ma vie se détacher de moi pour s'unir à elle ? Et je suis coupable aujourd'hui ? Alors pourquoi suis-je heureux ? Et que me diras-tu d'ailleurs que je ne me sois dit cent fois à moi-même ? Suis-je un libertin sans cœur ? suis-je un athée ? Ai-je jamais parlé avec mépris de tous ces mots sacrés, qui, depuis que le monde existe, errent vainement sur les lèvres des hommes ? Tous les reproches imaginables, je me les suis adressés, et cependant je suis heureux. Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte ; aucun n'a pu rester debout devant l'amour de Lucrèce. Silence ! on ouvre les portes ; viens avec moi dans mon atelier. Là, dans une chambre fermée à tous les yeux, j'ai taillé dans le marbre le plus pur l'image adorée de ma maîtresse. Je veux te répondre devant elle ; viens, sortons ; la cour s'emplit de monde, et l'académie va s'ouvrir.
(Ils sortent. — Les peintres traversent la cour en tous sens. — Lionel et Césario s'avancent.)

Lionel
Le maître est-il levé ?

Césario (chantant)
Il se levait de bon matin,
Pour se mettre à l'ouvrage ;
Tin taine, tin tin.
Le bon gros père Célestin,
Il se levait de bon matin,
Comme un coq de village.

Lionel
Que d'écoliers autrefois dans cette académie ! comme on se disputait pour l'un, pour l'autre ! quel événement que l'apparition d'un nouveau tableau ! Sous Michel-Ange, les écoles étaient de vrais champs de bataille ; aujourd'hui elles se remplissent à peine, lentement, de jeunes gens silencieux. On travaille pour vivre, et les arts deviennent des métiers.

Césario
C'est ainsi que tout passe sous le soleil. Moi, Michel-Ange m'ennuyait ; je suis bien aise qu'il soit mort.

Lionel
Quel génie que le sien !

Césario
Eh bien ! oui, c'est un homme de génie ; qu'il nous laisse tranquilles. As-tu vu le tableau de Pontormo ?

Lionel
Et j'y ai vu le siècle tout entier ; un homme incertain entre mille chemins divers, la caricature des grands maîtres ; se noyant dans son propre enthousiasme, capable de se retenir, pour s'en tirer, au manteau gothique d'Albert Dürer.

Césario
Vive le gothique ! Si les arts se meurent, l'antiquité ne rajeunira rien. Tra deri da ! Il nous faut du nouveau.

André del Sarto (entrant et parlant à un valet)
Dites à Grémio de seller deux chevaux, un pour lui et un pour moi. Nous allons à la ferme.

Césario (continuant)
Du nouveau à tout prix, du nouveau ! Eh bien ! maître, quoi de nouveau ce matin ?

André
Toujours gai, Césario ? Tout est nouveau aujourd'hui, mon enfant ; la verdure, le soleil et les fleurs, tout sera encore nouveau demain. Il n'y a que l'homme qui se fasse plus vieux, tout se fait plus jeune autour de lui chaque jour. Bonjour, Lionel ; levé de si bonne heure, mon vieil ami ?

Césario
Alors les jeunes peintres ont donc raison de demander du neuf, puisque la nature elle-même en veut pour elle et en donne à tous.

Lionel
Songes-tu à qui tu parles ?

André
Ah ! ah ! déjà en train de discuter ? La discussion, mes bons amis, est une terre stérile, croyez-moi ; c'est elle qui tue tout. Moins de préfaces et plus de livres. Vous êtes peintres, mes enfants ; que votre bouche soit muette, et que votre main droite parle pour vous. Écoute-moi cependant, Césario. La nature veut toujours être nouvelle, c'est vrai ; mais elle reste toujours la même. Es-tu de ceux qui souhaiteraient qu'elle changeât la couleur de sa robe, et que les bois se colorassent en bleu ou en rouge ? Ce n'est pas ainsi qu'elle l'entend ; à côté d'une fleur fanée naît une fleur toute semblable, et des milliers de familles se reconnaissent sous la rosée aux premiers rayons du soleil. Chaque matin, l'ange de la vie et de la mort apporte à la mère commune une nouvelle parure, mais toutes ses parures se ressemblent. Que les arts tâchent de faire comme elle, puisqu'ils ne sont rien qu'en l'imitant. Que chaque siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles pensées ; mais que le génie soit invariable comme la beauté. Que de jeunes mains, pleines de force et de vie, reçoivent avec respect le flambeau sacre des mains tremblantes des vieillards ; qu'ils la protègent du souffle des vents, cette flamme divine qui traversera les siècles futurs, comme elle a fait des siècles passés. Retiendras-tu cela, Césario ? Et maintenant, va travailler ; à l'ouvrage ! à l'ouvrage ! la vie est si courte !
(Il le pousse dans l'atelier. — À Lionel.)
Nous vieillissons, mon pauvre ami. La jeunesse ne veut plus guère de nous. Je ne sais si c'est que le siècle est un nouveau-né, ou un vieillard tombé en enfance.

Lionel
Mort de Dieu ! il ne faut pas que vos nouveaux venus m'échauffent par trop les oreilles ! je finirai par garder mon épée pour travailler.

André
Te voilà bien, avec tes coups de rapière, brave Lionel ! On ne tue plus aujourd'hui que les moribonds ; le temps des épées est passé en Italie. Allons, allons, mon vieux, laisse dire les bavards, et tâchons d'être de notre temps, jusqu'à ce qu'on nous enterre.
(Damien entre.)
Eh bien ! mon cher Damien, Cordiani vient-il aujourd'hui ?

Damien
Je ne crois pas qu'il vienne, il est malade.

André
Malade, lui ! Je l'ai vu hier soir, il ne l'était point. Sérieusement malade ? Allons chez lui, Damien. Que peut-il avoir ?

Damien
N'allez pas chez lui, il ne saurait vous recevoir. Il s'est enfermé pour la journée.

André
Oh ! non pas pour moi. Allons, Damien.

Damien
Sérieusement, il veut être seul.

André
Seul ! et malade ! tu m'effrayes. Lui est-il arrivé quelque chose ? une dispute ? un duel ? violent comme il est ! Ah ! mon Dieu ! mais qu'est-ce donc ? il ne m'a rien fait dire ; il et blessé, n'est-ce pas ? Pardonnez-moi, mes amis ;…
(Aux peintres qui sont restés et qui l'attendent.)
mais vous le savez, c'est mon ami d'enfance, c'est mon meilleur, mon plus fidèle compagnons.

Damien
Rassurez-vous ; il ne lui est rien arrivé. Une fièvre légère ; demain vous le verrez bien portant.

André
Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! Ah ! que de prières j'ai adressées au ciel pour la conservation d'une vie aussi chère ! Vous le dirai-je, ô mes amis ! dans ces temps de décadence où la mort de Michel-Ange nous a laissés, c'est en lui que j'ai mis mon espoir ; c'est un cœur chaud, et un bon cœur. La Providence ne laisse pas s'égarer de telles facultés ! Que de fois, assis derrière lui, tandis qu'il parcourait du haut en bas son échelle, une palette à la main, j'ai senti se gonfler ma poitrine, j'ai étendu les bras, prêt à le serrer sur mon cœur, à baiser ce front si jeune et si ouvert, d'où le génie rayonnait de toutes parts ! Quelle facilité ! quel enthousiasme ! mais quel sévère et cordial amour de la vérité ! Que de fois j'ai pensé avec délices qu'il était plus jeune que moi ! Je regardais tristement mes pauvres ouvrages, et je m'adressais en moi-même aux siècles futurs ; voilà tout ce que j'ai pu faire, leur disais-je, mais je vous lègue mon ami.

Lionel
Maître, un homme est là qui vous appelle.

André
Qu'est-ce ? qu'y a-t-il ?

Un domestique
Les chevaux sont sellés ; Grémio est prêt, Monseigneur.

André
Allons, je vous dis adieu ; je serai à l'atelier dans deux heures.
(À Damien.)
Mais il n'a rien ? Rien de grave, n'est-ce pas ? Et nous le verrons demain ? Viens donc souper avec nous ; et si tu vois Lucrèce, dis-lui que je vais à la ferme, et que je reviens.
(Il sort.)


ACTE PREMIER Scène première

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