LUCRÈCE, SPINETTE.
Lucrèce
As-tu entr'ouvert la porte, Spinette ? as-tu posé la lampe dans l'escalier ?
Spinette
J'ai fait tout ce que vous m'aviez ordonné.
Lucrèce
Tu mettras sur cette chaise mes vêtements de nuit, et tu me laisseras seule, ma chère enfant
Spinette
Oui, madame.
Lucrèce (à son prie-Dieu)
Pourquoi m'as-tu chargée du bonheur d'un autre, ô mon Dieu ? S'il ne s'était agi que du mien, je ne l'aurais pas défendu, je ne t'aurais pas disputé ma vie. Pourquoi m'as-tu confié la sienne ?
Spinette
Ne cesserez-vous pas, ma chère maîtresse, de prier et de pleurer ainsi ? Vos yeux sont gonflés de larmes, et depuis deux jours vous n'avez pas pris un moment de repos.
Lucrèce (priant)
L'ai-je accomplie, ta fatale mission ? ai-je sauvé son âme en me perdant pour lui ? Si tes bras sanglants n'étaient pas cloués sur ce crucifix, ô Christ, me les ouvrirais-tu ?
Spinette
Je ne puis me retirer. Comment vous laisser seule dans l'état où je vous vois ?
Lucrèce
Le puniras-tu de ma faute ? Ce n'est pas lui qui est coupable ; il n'a prononcé aucun serment sur la terre ; il n'a pas trahi son épouse ; il n'a point de devoirs, point de famille ; il n'a rien fait qu'aimer et qu'être aimé.
Spinette
Onze heures vont sonner.
Lucrèce
Ah ! Spinette, ne m'abandonne pas ! mes larmes t'affligent, mon enfant ? Il faut pourtant bien qu'elles coulent. Crois-tu qu'on perde sans souffrir tout son repos et son bonheur ? Toi qui lis dans mon cœur comme dans le tien, toi qui pour qui ma vie est un livre ouvert dont tu connais toutes les pages, crois-tu qu'on puisse voir s'envoler sans regret dix ans d'innocence et de tranquillité ?
Spinette
Que je vous plains !
Lucrèce
Détache ma robe ; onze heures sonnent. De l'eau, que je m'essuie les yeux ; il va venir, Spinette ! Mes cheveux sont-ils en désordre ? ne suis-je point pâle ? Insensée que je suis d'avoir pleuré ! Ma guitare ! place devant moi cette romance ; elle est de lui. Il vient, il vient, ma chère ! Suis-je belle, ce soir ? lui plairai-je ainsi ?
Une servante (entrant)
Monseigneur André vient de passer dans l'appartement ; il demande si l'on peut entrer chez vous.
André (entrant)
Bonsoir, Lucrèce, vous ne m'attendiez pas à cette heure, n'est-il pas vrai ? Que je ne vous importune pas, c'est tout ce que je désire. De grâce, dites-moi, alliez-vous renvoyer vos femmes ? j'attendrai, pour vous voir, le moment du souper.
Lucrèce
Non, pas encore, non, en vérité !
André
Les moments que nous passons ensemble sont si rares ! et ils me sont si chers ! Vous seule au monde, Lucrèce, me consolez de tous les chagrins qui m'obsèdent. Ah ! si je vous perdais ! Tout mon courage, toute ma philosophie est dans vos yeux.
(Il s'approche de la fenêtre et soulève le rideau. — À part.)
Grémio est en bas, je l'aperçois.
Lucrèce
Avez-vous quelque sujet de tristesse, mon ami ? Vous étiez gai à dîner, il m'a semblé.
André
La gaieté est quelquefois triste, et la mélancolie a le sourire sur les lèvres.
Lucrèce
Vous êtes allé à la ferme ? À propos, il y a une lettre pour vous ; les envoyés du roi de France doivent venir demain.
André
Demain ? Ils viennent demain ?
Lucrèce
L'apprenez-vous comme une fâcheuse nouvelle ? Alors on pourrait vous dire éloigné de Florence, malade ; en tout cas, ils ne vous verraient pas.
André
Pourquoi ? je les recevrai avec plaisir ; ne suis-je pas prêt à rendre mes comptes ? Dites-moi, Lucrèce, cette maison vous plaît-elle ? Êtes-vous invitée ? L'hiver vous paraît-il agréable cette année ? Que ferons-nous ? Vos nouvelles parures vont-elles bien ?
On entend un cri étouffé dans le jardin et des pas précipités.
Que veut dire ce bruit ? qu'y a-t-il ?
Cordiani, dans le plus grand désordre, entre dans la chambre.
Qu'as-tu, Cordiani ? qui t'amène ? Que signifie ce désordre ? que t'est-il arrivé ? tu es pâle comme la mort !
Lucrèce
Ah ! je suis morte !
André
Réponds-moi, qui t'amène à cette heure ? As-tu une querelle ? faut-il te servir de second ? As-tu perdu au jeu ? veux-tu ma bourse ?
(Il lui prend la main.)
Au nom du ciel, parle ! tu es comme une statue.
Cordiani
Non…, non ; je venais te parler,… te dire,… en vérité, je venais, je ne sais…
André
Qu'as-tu donc fait de ton épée ? Par le ciel, il se passe en toi quelque chose d'étrange. Veux-tu que nous allions dans ce salon ? ne peux-tu parler devant ces femmes ? À quoi puis-je t'être bon ? réponds, il n'y a rien que je ne fasse. Mon ami, mon cher ami, doutes-tu de moi ?
Cordiani
Tu l'as deviné, j'ai une querelle. Je ne puis parler ici. Je te cherchais ; je suis entré sans savoir pourquoi. On m'a dit que,… que tu étais ici, et je venais… Je ne puis parler ici.
Lionel (entrant)
Maître, Grémio est assassiné !
André
Qui dit cela ?
Plusieurs domestiques entrent dans la chambre.
Un domestique
Maître, on vient de tuer Grémio ; le meurtrier est dans la maison. On l'a vu entrer par la poterne.
(Cordiani se retire dans la foule.)
André
Des armes ! des armes ! prenez ces flambeaux, parcourez toutes les chambres ; qu'on ferme la porte en dedans.
Lionel
Il ne peut être loin ; le coup vient d'être fait à l'instant même.
André
Il est mort ? mort ? Où donc est mon épée ? Ah ! en voilà une à cette muraille.
(Il va prendre une épée. Regardant sa main.)
Tiens ! c'est singulier ; ma main est pleine de sang. D'où me vient ce sang ?
Lionel
Viens avec nous, maître ; je te réponds de le trouver.
André
D'où me vient ce sang ? ma main en est couverte. Qui donc ai-je touché ? je n'ai pourtant touché que,… tout à l'heure… Éloignez-vous ! sortez d'ici !
Lionel
Qu'as-tu, maître ? pourquoi nous éloigner ?
André
Sortez ! sortez ! laissez-moi seul. C'est bon ! qu'on ne fasse aucune recherche, aucune, cela est inutile ; je le défends. Sortez d'ici, tous ! tous ! obéissez quand je vous parle !
(Tous se retirent en silence.)
(André, regardant sa main.)
Pleine de sang ! je n'ai touché que la main de Cordiani !
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