André del Sarto
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ACTE DEUXIÈME Scène première

Alfred de Musset

ACTE DEUXIÈME Scène première


Le jardin. — Il est nuit. — Clair de lune.
CORDIANI, UN VALET.

Cordiani
Il veut me parler ?

Le valet
Oui, monsieur, sans témoins ; cet endroit est celui qu'il m'a désigné.

Cordiani
Dis-lui donc que je l'attends.
(Le valet sort ; Cordiani s'assied sur une pierre.)

Damien (dans la coulisse.)
Cordiani ! où est Cordiani ?

Cordiani
Eh bien ! que me veux-tu ?

Damien
Je quitte André, il ne sait rien, ou du moins rien qui te regarde. Il connaît parfaitement, dit-il, le motif de la mort de Grémio, et n'en accuse personne, toi moins que tout autre.

Cordiani
Est-ce là ce que tu as à me dire ?

Damien
Oui ; c'est à toi de te régler là-dessus.

Cordiani
En ce cas, laisse-moi seul.
(Il va se rasseoir. — Lionel et Césario passent.)

Lionel
Conçoit-on rien à cela ? Nous renvoyer, ne rien vouloir entendre, laisser sans vengeance un coup pareil ! Ce pauvre vieillard qui le sert depuis son enfance, que j'ai vu le bercer sur ses genoux ! Ah ! mort Dieu ! si c'était moi, il y aurait eu d'autre sang de versé que celui-là.

Damien
Ce n'est pourtant pas un homme comme André qu'on peut accuser de lâcheté.

Lionel
Lâcheté ou faiblesse, qu'importe le nom ? Quand j'étais jeune, cela ne se passait pas ainsi. Il n'était, certes, pas bien difficile de trouver l'assassin ; et, si l'on ne veut pas se compromettre soi-même, par mon patron ! on a des amis.

Césario
Quant à moi, je quitte la maison ; je suis venu ce matin à l'académie pour la dernière fois ; y viendra qui voudra, je vais chez Pontormo.

Lionel
Mauvais cœur que tu es ! pour tout l'or du monde, je ne voudrais pas changer de maître.

Césario
Bah ! je ne suis pas le seul ; l'atelier est d'une tristesse ! Julietta n'y veut plus poser. Et comme on rit chez Pontormo ! toute la journée on fait des armes, on boit, on danse. Adieu, Lionel, au revoir.

Damien
Dans quel temps vivons-nous ! Ah ! monsieur, notre pauvre ami est bien à plaindre. Soupez-vous avec nous ?
(Ils sortent.)

Cordiani (seul.)
N'est-ce pas André que j'aperçois là-bas entre ces arbres ? il cherche ; le voilà qui approche. Holà, André ! par ici !

André (entrant.)
Sommes-nous seuls ?

Cordiani
Seuls.

André
Vois-tu ce stylet, Cordiani ? Si maintenant je t'étendais à terre d'un revers de ma main, et si je t'enterrais au pied de cet arbre, là, dans ce sable où voilà ton ombre, le monde n'aurait rien à me dire ; j'en ai le droit, et ta vie m'appartient.

Cordiani
Tu peux le faire, ami, tu peux le faire.

André
Crois-tu que ma main tremblerait ? Pas plus que la tienne, il y a une heure, sur la poitrine de mon vieux Grémio. Tu le vois, je le sais, tu me l'as tué. À quoi t'attends-tu à présent ? Penses-tu que je sois un lâche, et que je ne sache pas tenir une épée ? Es-tu prêt à te battre ? n'est-ce pas là ton devoir et le mien ?

Cordiani
Je ferai ce que tu voudras.

André
Assieds-toi, et écoute. Je suis né pauvre. Le luxe qui m'environne vient de mauvaise source ; c'est un dépôt dont j'ai abusé. Seul, parmi tant de peintres illustres, je survis jeune encore au siècle de Michel-Ange, et je vois de jour en jour tout s'écrouler autour de moi. Rome et Venise sont encore florissantes. Notre patrie n'est plus rien. Je lutte en vain contre les ténèbres, le flambeau sacré s'éteint dans ma main. Crois-tu que ce soit peu de chose pour un homme qui a vécu de son art vingt ans, que de le voir tomber ? Mes ateliers sont déserts, ma réputation est perdue. Je n'ai point d'enfants, point d'espérance qui me rattache à la vie. Ma santé est faible, et le vent de la peste qui souffle de l'Orient me fait trembler comme une feuille. Dis-moi, que me reste-t-il au monde ? Suppose qu'il m'arrive dans mes nuits d'insomnie de me poser un stylet sur le cœur. Dis-moi, qui a pu me retenir jusqu'à ce jour ?

Cordiani
N'achève pas, André.

André
Je l'aimais d'un amour indéfinissable. Pour elle, j'aurais lutté contre une armée ; j'aurais bêché la terre et traîné la charrue pour ajouter une perle à ses cheveux. Ce vol que j'ai commis, ce dépôt du roi de France qu'on vient me redemander demain, et que je n'ai plus, c'est pour elle, c'est pour lui donner une année de richesse et de bonheur, pour la voir, une fois dans ma vie, entourée de plaisirs et de fêtes, que j'ai tout dissipé. La vie m'était moins chère que l'honneur, et l'honneur que l'amour de Lucrèce ; que dis-je ? qu'un sourire de ses lèvres, qu'un rayon de joie dans ses yeux. Ce que tu vois là, Cordiani, cet être souffrant et misérable qui est devant toi, que tu as vu depuis dix ans errer dans ces sombres portiques, ce n'est pas là André del Sarto ; c'est un être insensé, exposé au mépris, aux soucis dévorants. Aux pieds de ma belle Lucrèce était un autre André, jeune et heureux, insouciant comme le vent, libre et joyeux comme un oiseau du ciel, l'ange d'André, l'âme de ce corps sans vie qui s'agite au milieu des hommes. Sais-tu maintenant ce que tu as fait ?

Cordiani
Oui, maintenant.

André
Celui-là, Cordiani, tu l'as tué ; celui-là ira demain au cimetière avec la dépouille du vieux Grémio ; l'autre reste, et c'est lui qui te parle ici.

Cordiani (pleurant.)
André ! André !

André
Est-ce sur moi ou sur toi que tu pleures ? J'ai une faveur à te demander. Grâce à Dieu, il n'y a point eu d'éclat cette nuit. Grâce à Dieu, j'ai vu la foudre tomber sur mon édifice de vingt ans, sans proférer une plainte et sans pousser un cri. Si le déshonneur était public, ou je t'aurais tué, ou nous irions nous battre demain. Pour prix du bonheur, le monde accorde la vengeance, et le droit de se servir de cela doit tout (Jetant son stylet.)
remplacer pour celui qui a tout perdu. Voilà la justice des hommes ; encore n'est-il pas sûr, si tu mourais de ma main, que ce ne fût pas toi que l'on plaindrait.

Cordiani
Que veux-tu de moi ?

André
Si tu as compris ma pensée, tu sens que je n'ai vu ici ni un crime odieux, ni une sainte amitié foulée aux pieds ; je n'y ai vu qu'un coup de ciseau donné au seul lien qui m'unisse à la vie. Je ne veux pas songer à la main dont il est venu. L'homme à qui je parle n'a pas de nom pour moi. Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon repos. La blessure qu'il m'a faite peut-elle être guérie ? Une séparation éternelle, un silence de mort car il doit songer que sa mort a dépendu de moi, de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de ressaisir la vie, peuvent-ils encore me réussir ? En un mot, qu'il parte, qu'il soit rayé pour moi du livre de vie ; qu'une liaison coupable, et qui n'a pu exister sans remords, soit rompue à jamais ; que le souvenir s'en efface lentement, dans un an, dans deux, peut-être, et qu'alors, moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté.

Cordiani
Ô mon Dieu !

André
Je suis fait à la patience. Pour me faire aimer de cette femme, j'ai suivi durant deux années son ombre sur la terre. La poussière où elle marche est habituée à la sueur de mon front. Arrivé au terme de la carrière, je recommencerai mon ouvrage. Qui sait ce qui peut advenir de la fragilité des femmes ? Qui sait jusqu'où peut aller l'inconstance de ce sable mouvant, et si vingt autres années d'amour et de dévouement sans bornes n'en pourront pas faire autant qu'une nuit de débauche ? Car c'est d'aujourd'hui que Lucrèce est coupable, puisque c'est aujourd'hui, pour la première fois depuis que tu es à Florence, que j'ai trouvé ta porte fermée.

Cordiani
C'est vrai.

André
Cela t'étonne, n'est-ce pas, que j'aie un tel courage ? Cela étonnerait aussi le monde, si le monde l'apprenait un jour. Je suis de son avis. Un coup d'épée est plus tôt donné. Mais j'ai un grand malheur, moi ; je ne crois pas à l'autre vie ; et je te donne ma parole que si je ne réussis pas, le jour où j'aurai l'entière certitude que mon bonheur est à jamais détruit, je mourrai n'importe comment. Jusque-là, j'accomplirai ma tâche.

Cordiani
Quand dois-je partir ?

André
Un cheval est à la grille. Je te donne une heure. Adieu.

Cordiani
Ta main, André, ta main !

André (revenant sur ses pas)
Ma main ? À qui ma main ? T'ai-je dit une injure ? T'ai-je appelé faux ami, traître aux serments les plus sacrés ? T'ai-je dit que toi qui me tues, je t'aurais choisi pour me défendre, si ce que tu as fait, tout autre l'avait fait ? T'ai-je dit que cette nuit j'eusse perdu autre chose que l'amour de Lucrèce ? T'ai-je parlé de quelque autre chagrin ? Tu le vois bien, ce n'est pas à Cordiani que j'ai parlé. À qui veux-tu donc que je donne ma main ?

Cordiani
Ta main, André ! Un éternel adieu, mais un adieu !

André
Je ne le puis. Il y a du sang après la tienne.
(Il sort.)

Cordiani (seul, frappe à la porte.)
Holà, Mathurin !

Mathurin
Plaît-il, Excellence ?

Cordiani
Prends mon manteau ; rassemble tout ce que tu trouveras sur ma table et dans mes armoires. Tu en feras un paquet à la hâte, et tu le porteras à la grille du jardin.
(Il s'assoit.)

Mathurin
Vous partez, monsieur ?

Cordiani
Fais ce que je te dis.

Damien (entrant.)
André, que je rencontre, m'apprend que tu pars, Cordiani. Combien je m'applaudis d'une pareille détermination ! Est-ce pour quelque temps ?

Cordiani
Je ne sais. Tiens, Damien, rends-moi le service d'aider Mathurin à choisir ce que je dois emporter.

Mathurin (sur le seuil de la porte.)
Oh ! ce ne sera pas long.

Damien
Il suffit de prendre le plus pressant. On t'enverra le reste à l'endroit où tu comptes t'arrêter. À propos, où vas-tu ?

Cordiani
Je ne sais. Dépêche-toi, Mathurin, dépêche-toi.

Mathurin
Cela est fait dans l'instant.
(Il emporte un paquet.)

Damien
Maintenant, mon ami, adieu.

Cordiani
Adieu ! adieu ! Si tu vois ce soir… — Je veux dire, — si demain, ou un autre jour…

Damien
Qui ? que veux-tu ?

Cordiani
Rien, rien. Adieu, Damien, au revoir.

Damien
Un bon voyage !
(Il l'embrasse et sort.)

Mathurin
Monsieur, tout est prêt.

Cordiani
Merci, mon brave. Tiens, voilà pour tes bons services durant mon séjour dans cette maison.

Mathurin
Oh ! Excellence !

Cordiani (toujours assis.)
Tout est prêt, n'est-ce pas ?

Mathurin
Oui, monsieur. Vous accompagnerai-je ?

Cordiani
Certainement. — Mathurin !

Mathurin
Excellence ?

Cordiani
Je ne puis partir, Mathurin.

Mathurin
Vous ne partez pas ?

Cordiani
Non. C'est impossible, vois-tu.

Mathurin
Avez-vous besoin d'autre chose ?

Cordiani
Non, je n'ai besoin de rien.
(Un silence.)

Cordiani (se levant.)
Pâles statues, promenades chéries, sombres allées, comment voulez-vous que je parte ? Ne sais-tu pas, toi, nuit profonde, que je ne puis partir ? Ô murs que j'ai franchis ! terre que j'ai ensanglantée !
(Il retombe sur le banc.)

Mathurin
Au nom du ciel, hélas ! il se meurt. Au secours ! au secours !

Cordiani (se levant précipitamment.)
N'appelle pas ! viens avec moi.

Mathurin
Ce n'est pas là notre chemin.

Cordiani
Silence ! viens avec moi, te dis-je ! Tu es mort si tu n'obéis pas.
Il l'entraîne du côté de la maison.

Mathurin
Où allez-vous, monsieur ?

Cordiani
Ne t'effraye pas ; je suis en délire. Cela n'est rien ; écoute ; je ne veux qu'une chose bien simple. N'est-ce pas à présent l'heure du souper ? Maintenant ton maître est assis à sa table, entouré de ses amis, et en face de lui… En un mot, mon ami, je ne veux pas entrer ; je veux seulement poser mon front sur la fenêtre, les voir un moment. Une seule minute, et nous partons.
(Ils sortent.)


ACTE DEUXIÈME Scène première

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