Scène VIII


(MADAME DELÉRY, CHAVIGNY.)

MADAME DE LÉRY (lisant d'un air distrait.)
Bonsoir, comte. Voulez-vous du thé ?

CHAVIGNY
Je vous rends grâces. Je n'en prends jamais.
(Il s'assoit et regarde autour de lui.)

MADAME DE LÉRY
Était-il amusant, ce bal ?

CHAVIGNY
Comme cela. N'y étiez-vous pas ?

MADAME DE LÉRY
Voilà une question qui n'est pas galante. Non, je n'y étais pas ; mais j'y ai envoyé Mathilde, que vos regards semblent chercher.

CHAVIGNY
Vous plaisantez, à ce que je vois ?

MADAME DE LÉRY
Plaît-il ? je vous demande pardon, je tiens un article d'une Revue qui m'intéresse beaucoup.
(Un silence. Chavigny, inquiet, se lève et se promène.)

CHAVIGNY
Est-ce que vraiment Mathilde est à ce bal ?

MADAME DE LÉRY
Mais oui ; vous voyez que je l'attends.

CHAVIGNY
C'est singulier ; elle ne voulait pas sortir lorsque vous le lui avez proposé.

MADAME DE LÉRY
Apparemment qu'elle a changé d'idée.

CHAVIGNY
Pourquoi n'y est-elle pas allée avec vous ?

MADAME DE LÉRY
Parce que je ne m'en suis plus souciée.

CHAVIGNY
Elle s'est donc passée de voiture ?

MADAME DE LÉRY
Non, je lui ai prêté la mienne. Avez-vous lu ça, monsieur de Chavigny ?

CHAVIGNY
Quoi ?

MADAME DE LÉRY
C'est la Revue des Deux Mondes ; un article très joli de madame Sand sur les orangs-outangs.

CHAVIGNY
Sur les ?…

MADAME DE LÉRY
Sur les orangs-outangs. Ah ! je me trompe, ce n'est pas d'elle, c'est celui d'à côté ; c'est très amusant.

CHAVIGNY
Je ne comprends rien à cette idée d'aller au bal sans m'en prévenir. J'aurais pu du moins la ramener.

MADAME DE LÉRY
Aimez-vous les romans de madame Sand ?

CHAVIGNY
Non, pas du tout. Mais si elle y est, comment se fait-il que je ne l'aie pas trouvée ?

MADAME DE LÉRY
Quoi ? La Revue ? Elle était là-dessus.

CHAVIGNY
Vous moquez-vous de moi, madame ?

MADAME DE LÉRY
Peut-être ; c'est selon à propos de quoi.

CHAVIGNY
C'est de ma femme que je vous parle.

MADAME DE LÉRY
Est-ce que vous me l'avez donnée à garder ?

CHAVIGNY
Vous avez raison ; je suis très ridicule ; je vais de ce pas la chercher.

MADAME DE LÉRY
Bah ! vous allez tomber dans la queue.

CHAVIGNY
C'est vrai ; je ferai aussi bien d'attendre, et j'attendrai.
(Il s'approche du feu et s'assoit.)

MADAME DE LÉRY (quittant sa lecture.)
Savez-vous, monsieur de Chavigny, que vous m'étonnez beaucoup ? Je croyais vous avoir entendu dire que vous laissiez Mathilde parfaitement libre, et qu'elle allait où bon lui semblait.

CHAVIGNY
Certainement ; vous en voyez la preuve.

MADAME DE LÉRY
Pas tant ; vous avez l'air furieux.

CHAVIGNY
Moi ? Par exemple ! pas le moins du monde.

MADAME DE LÉRY
Vous ne tenez pas sur votre fauteuil. Je vous croyais un tout autre homme, je l'avoue, et, pour parler sérieusement, je n'aurais pas prêté ma voiture à Mathilde si j'avais su ce qui en est.

CHAVIGNY
Mais je vous assure que je le trouve tout simple, et je vous remercie de l'avoir fait.

MADAME DE LÉRY
Non, non, vous ne me remerciez pas ; je vous assure, moi, que vous êtes fâché. À vous dire vrai, je crois que, si elle est sortie, c'était un peu pour vous rejoindre.

CHAVIGNY
J'aime beaucoup cela ! Que ne m'accompagnait-elle ?

MADAME DE LÉRY
Eh oui ! c'est ce que je lui ai dit. Mais voilà comme nous sommes, nous autres ; nous ne voulons pas, et puis nous voulons. Décidément, vous ne prenez pas de thé ?

CHAVIGNY
Non, il me fait mal.

MADAME DE LÉRY
Eh bien ! donnez-m'en.

CHAVIGNY
Plaît-il, madame ?

MADAME DE LÉRY
Donnez-m'en.
(Chavigny se lève et remplit une tasse qu'il offre à madame de Léry.)

MADAME DE LÉRY
C'est bon ; mettez ça là. Avons-nous un ministère ce soir ?

CHAVIGNY
Je n'en sais rien.

MADAME DE LÉRY
Ce sont de drôles d'auberges que ces ministères. On y entre et on en sort sans savoir pourquoi ; c'est une procession de marionnettes.

CHAVIGNY
Prenez donc ce thé à votre tour ; il est déjà à moitié froid.

MADAME DE LÉRY
Vous n'y avez pas mis assez de sucre. Mettez-m'en un ou deux morceaux.

CHAVIGNY
Comme vous voudrez ; il ne vaudra rien.

MADAME DE LÉRY
Bien ; maintenant, encore un peu de lait.

CHAVIGNY
Êtes-vous satisfaite ?

MADAME DE LÉRY
Une goutte d'eau chaude à présent. Est-ce fait ? Donnez-moi la tasse.

CHAVIGNY (lui présentant la tasse.)
La voilà ; mais il ne vaudra rien.

MADAME DE LÉRY
Vous croyez ? En êtes-vous sûr ?

CHAVIGNY
Il n'y a pas le moindre doute.

MADAME DE LÉRY
Et pourquoi ne vaudrait-t-il rien ?

CHAVIGNY
Parce qu'il est froid et trop sucré.

MADAME DE LÉRY
Eh bien ! s'il ne vaut rien, ce thé, jetez-le.
(Chavigny est debout, tenant la tasse ; madame de Léry le regarde en riant.)

MADAME DE LÉRY
Ah ! mon Dieu ! que vous m'amusez ! Je n'ai jamais rien vu de si maussade.

CHAVIGNY (impatienté, vide la tasse dans le feu, puis il se promène à grands pas, et dit avec humeur :)
Ma foi, c'est vrai, je ne suis qu'un sot.

MADAME DE LÉRY
Je ne vous avais jamais vu jaloux, mais vous l'êtes comme un Othello.

CHAVIGNY
Pas le moins du monde ; je ne peux pas souffrir qu'on se gêne, ni qu'on gêne les autres en rien. Comment voulez-vous que je sois jaloux ?

MADAME DE LÉRY
Par amour-propre, comme tous les maris.

CHAVIGNY
Bah ! propos de femme. On dit "Jaloux par amour-propre, " parce que c'est une phrase toute faite, comme on dit "Votre très humble serviteur. " Le monde est bien sévère pour ces pauvres maris.

MADAME DE LÉRY
Pas tant que pour ces pauvres femmes.

CHAVIGNY
Oh ! mon Dieu, si. Tout est relatif. Peut-on permettre aux femmes de vivre sur le même pied que nous ? C'est d'une absurdité qui saute aux yeux. Il y a mille choses très graves pour elles, qui n'ont aucune importance pour un homme.

MADAME DE LÉRY
Oui, les caprices, par exemple.

CHAVIGNY
Pourquoi pas ? Eh bien ! oui, les caprices. Il est certain qu'un homme peut en avoir, et qu'une femme…

MADAME DE LÉRY
En a quelquefois. Est-ce que vous croyez qu'une robe est un talisman qui en préserve ?

CHAVIGNY
C'est une barrière qui doit les arrêter.

MADAME DE LÉRY
À moins que ce ne soit un voile qui les couvre. J'entends marcher. C'est Mathilde qui rentre.

CHAVIGNY
Oh ! que non ; il n'est pas minuit.
(Un domestique entre, et remet un petit paquet à M. de Chavigny.)

CHAVIGNY
Qu'est-ce que c'est ? Que me veut-on ?

LE DOMESTIQUE
On vient d'apporter cela pour monsieur le comte.
(Il sort. Chavigny défait le paquet, qui renferme la bourse de Mathilde.)

MADAME DE LÉRY
Est-ce encore un cadeau qui vous arrive ? À cette heure-ci, c'est un peu fort.

CHAVIGNY
Que diable est-ce que ça veut dire ? Hé ! François, hé ! qui est-ce qui a apporté ce paquet ?

LE DOMESTIQUE (rentrant.)
Monsieur ?

CHAVIGNY
Qui est-ce qui a apporté ce paquet ?

LE DOMESTIQUE
Monsieur, c'est le portier qui vient de monter.

CHAVIGNY
Il n'y a rien avec ? pas de lettre ?

LE DOMESTIQUE
Non, monsieur.

CHAVIGNY
Est-ce qu'il avait ça depuis longtemps, ce portier ?

LE DOMESTIQUE
Non, monsieur ; on vient de le lui remettre.

CHAVIGNY
Qui le lui a remis ?

LE DOMESTIQUE
Monsieur, il ne sait pas.

CHAVIGNY
Il ne sait pas ! Perdez-vous la tête ? Est-ce un homme ou une femme ?

LE DOMESTIQUE
C'est un domestique en livrée, mais il ne le connaît pas.

CHAVIGNY
Est-ce qu'il est en bas, ce domestique ?

LE DOMESTIQUE
Non, monsieur ; il est parti sur-le-champ.

CHAVIGNY
Il n'a rien dit ?

LE DOMESTIQUE
Non, monsieur.

CHAVIGNY
C'est bon.
(Le domestique sort.)

MADAME DE LÉRY
J'espère qu'on vous gâte, monsieur de Chavigny. Si vous laissez tomber votre argent, ce ne sera pas la faute de ces dames.

CHAVIGNY
Je veux être pendu si j'y comprends rien.

MADAME DE LÉRY
Laissez donc ! vous faites l'enfant.

CHAVIGNY
Non ; je vous donne ma parole d'honneur que je ne devine pas. Ce ne peut être qu'une méprise.

MADAME DE LÉRY
Est-ce que l'adresse n'est pas dessus ?

CHAVIGNY
Ma foi ! si, vous avez raison. C'est singulier ; je connais l'écriture.

MADAME DE LÉRY
Peut-on voir ?

CHAVIGNY
C'est peut-être une indiscrétion à moi de vous la montrer ; mais tant pis pour qui s'y expose. Tenez. J'ai certainement vu de cette écriture-là quelque part.

MADAME DE LÉRY
Et moi aussi, très certainement.

CHAVIGNY
Attendez donc… Non, je me trompe. Est-ce en bâtarde ou en coulée ?

MADAME DE LÉRY
Fi donc ! c'est une anglaise pur sang. Regardez-moi comme ces lettres-là sont fines. Oh ! la dame est bien élevée.

CHAVIGNY
Vous avez l'air de la reconnaître.

MADAME DE LÉRY (avec une confusion feinte.)
Moi ! pas du tout.
(Chavigny, étonné, la regarde, puis continue à se promener.)

MADAME DE LÉRY
Où en étions-nous donc de notre conversation ? — Eh ! mais il me semble que nous parlions caprice. Ce petit poulet rouge arrive à propos.

CHAVIGNY
Vous êtes dans le secret, convenez-en.

MADAME DE LÉRY
Il y a des gens qui ne savent rien faire ; si j'étais de vous, j'aurais déjà deviné.

CHAVIGNY
Voyons ! soyez franche ; dites-moi qui c'est.

MADAME DE LÉRY
Je croirais assez que c'est madame de Blainville.

CHAVIGNY
Vous êtes impitoyable, madame ; savez-vous bien que nous nous brouillerons ?

MADAME DE LÉRY
Je l'espère bien, mais pas cette fois-ci.

CHAVIGNY
Vous ne voulez pas m'aider à trouver l'énigme ?

MADAME DE LÉRY
Belle occupation ! Laissez donc cela ; on dirait que vous n'y êtes pas fait. Vous ruminerez lorsque vous serez couché, quand ce ne serait que par politesse.

CHAVIGNY
Il n'y a donc plus de thé ? J'ai envie d'en prendre.

MADAME DE LÉRY
Je vais vous en faire ; dites donc que je ne suis pas bonne !
(Un silence.)

CHAVIGNY (se promenant toujours.)
Plus je cherche, moins je trouve.

MADAME DE LÉRY
Ah çà ! dites donc, est-ce un parti pris de ne penser qu'à cette bourse ? Je vais vous laisser à vos rêveries.

CHAVIGNY
C'est qu'en vérité je tombe des nues.

MADAME DE LÉRY
Je vous dis que c'est madame de Blainville. Elle a réfléchi sur la couleur de sa bourse, et elle vous en envoie une autre par repentir. Ou mieux encore : elle veut vous tenter, et voir si vous porterez celle-ci ou la sienne.

CHAVIGNY
Je porterai celle-ci sans aucun doute. C'est le seul moyen de savoir qui l'a faite.

MADAME DE LÉRY
Je ne comprends pas ; c'est trop profond pour moi.

CHAVIGNY
Je suppose que la personne qui me l'a envoyée me la voie demain entre les mains ; croyez-vous que je m'y tromperais ?

MADAME DE LÉRY (éclatant de rire.)
Ah ! c'est trop fort ; je n'y tiens pas.

CHAVIGNY
Est-ce que ce serait vous, par hasard ?
(Un silence.)

MADAME DE LÉRY
Voilà votre thé, fait de ma blanche main, et il sera meilleur que celui que vous m'avez fabriqué tout à l'heure. Mais finissez donc de me regarder. Est-ce que vous me prenez pour une lettre anonyme ?

CHAVIGNY
C'est vous, c'est quelque plaisanterie. Il y a un complot là-dessous.

MADAME DE LÉRY
C'est un petit complot assez bien tricoté.

CHAVIGNY
Avouez donc que vous en êtes.

MADAME DE LÉRY
Non.

CHAVIGNY
Je vous en prie.

MADAME DE LÉRY
Pas davantage.

CHAVIGNY
Je vous en supplie.

MADAME DE LÉRY
Demandez-le à genoux, je vous le dirai.

CHAVIGNY
À genoux ? tant que vous voudrez.

MADAME DE LÉRY
Allons ! voyons !

CHAVIGNY
Sérieusement ?
(Il se met à genoux en riant devant madame de Léry.)

MADAME DE LÉRY (sèchement.)
J'aime cette posture, elle vous va à merveille ; mais je vous conseille de vous relever, afin de ne pas trop m'attendrir.

CHAVIGNY (se relevant.)
Ainsi, vous ne direz rien, n'est-ce pas ?

MADAME DE LÉRY
Avez-vous là votre bourse bleue ?

CHAVIGNY
Je n'en sais rien, je crois que oui.

MADAME DE LÉRY
Je crois que oui aussi. Donnez-la-moi, je vous dirai qui a fait l'autre.

CHAVIGNY
Vous le savez donc ?

MADAME DE LÉRY
Oui, je le sais.

CHAVIGNY
Est-ce une femme ?

MADAME DE LÉRY
À moins que ce ne soit un homme, je ne vois pas…

CHAVIGNY
Je veux dire : est-ce une jolie femme ?

MADAME DE LÉRY
C'est une femme qui, à vos yeux, passe pour une des plus jolies femmes de Paris.

CHAVIGNY
Brune ou blonde ?

MADAME DE LÉRY
Bleue.

CHAVIGNY
Par quelle lettre commence son nom ?

MADAME DE LÉRY
Vous ne voulez pas de mon marché ? Donnez-moi la bourse de madame de Blainville.

CHAVIGNY
Est-elle petite ou grande ?

MADAME DE LÉRY
Donnez-moi la bourse.

CHAVIGNY
Dites-moi seulement si elle a le pied petit.

MADAME DE LÉRY
La bourse ou la vie !

CHAVIGNY
Me direz-vous le nom si je vous donne la bourse ?

MADAME DE LÉRY
Oui.

CHAVIGNY (tirant la bourse bleue.)
Votre parole d'honneur ?

MADAME DE LÉRY
Ma parole d'honneur.

CHAVIGNY (semble hésiter ; madame de Léry tend la main ; il la regarde attentivement. Tout à coup il s'assoit à côté d'elle, et dit gaiement :)
Parlons caprice. Vous convenez donc qu'une femme peut en avoir ?

MADAME DE LÉRY
Est-ce que vous en êtes à le demander ?

CHAVIGNY
Pas tout à fait ; mais il peut arriver qu'un homme marié ait deux façons de parler, et, jusqu'à un certain point, deux façons d'agir.

MADAME DE LÉRY
Eh bien ! et ce marché, est-ce qu'il s'envole ? je croyais qu'il était conclu.

CHAVIGNY
Un homme marié n'en reste pas moins homme ; la bénédiction ne le métamorphose pas, mais elle l'oblige quelquefois à prendre un rôle et à en donner les répliques. Il ne s'agit que de savoir, dans ce monde, à qui les gens s'adressent quand ils vous parlent, si c'est au réel ou au convenu, à la personne ou au personnage.

MADAME DE LÉRY
J'entends, c'est un choix qu'on peut faire ; mais où s'y reconnaît le public ?

CHAVIGNY
Je ne crois pas que, pour un public d'esprit, ce soit long ni bien difficile.

MADAME DE LÉRY
Vous renoncez donc à ce fameux nom ? Allons ! voyons ! donnez-moi cette bourse.

CHAVIGNY
Une femme d'esprit, par exemple (une femme d'esprit sait tant de choses !)
, ne doit pas se tromper, à ce que je crois, sur le vrai caractère des gens : elle doit bien voir, au premier coup d'œil…

MADAME DE LÉRY
Décidément, vous gardez la bourse ?

CHAVIGNY
Il me semble que vous y tenez beaucoup. Une femme d'esprit, n'est-il pas vrai, madame, doit savoir faire la part du mari, et celle de l'homme par conséquent ? Comment êtes-vous donc coiffée ? Vous étiez tout en fleurs ce matin.

MADAME DE LÉRY
Oui ; ça me gênait, je me suis mise à mon aise. Ah ! mon Dieu ! mes cheveux sont défaits d'un côté.
(Elle se lève et s'ajuste devant la glace.)

CHAVIGNY
Vous avez la plus jolie taille qu'on puisse voir. Une femme d'esprit comme vous…

MADAME DE LÉRY
Une femme d'esprit comme moi se donne au diable quand elle a affaire à un homme d'esprit comme vous.

CHAVIGNY
Qu'à cela ne tienne ; je suis assez bon diable.

MADAME DE LÉRY
Pas pour moi, du moins, à ce que je pense.

CHAVIGNY
C'est qu'apparemment quelque autre me fait tort.

MADAME DE LÉRY
Qu'est-ce que ce propos-là veut dire ?

CHAVIGNY
Il veut dire que, si je vous déplais, c'est que quelqu'un m'empêche de vous plaire.

MADAME DE LÉRY
C'est modeste et poli ; mais vous vous trompez : personne ne me plaît, et je ne veux plaire à personne.

CHAVIGNY
Avec votre âge et ces yeux-là, je vous en défie.

MADAME DE LÉRY
C'est cependant la vérité pure.

CHAVIGNY
Si je le croyais, vous me donneriez bien mauvaise opinion des hommes.

MADAME DE LÉRY
Je vous le ferai croire bien aisément. J'ai une vanité qui ne veut pas de maître.

CHAVIGNY
Ne peut-elle souffrir un serviteur ?

MADAME DE LÉRY
Bah ! serviteurs ou maîtres, vous n'êtes que des tyrans.

CHAVIGNY (se levant.)
C'est assez vrai, et je vous avoue que là-dessus j'ai toujours détesté la conduite des hommes. Je ne sais d'où leur vient cette manie de s'imposer, qui ne sert qu'à se faire haïr.

MADAME DE LÉRY
Est-ce votre opinion sincère ?

CHAVIGNY
Très sincère ; je ne conçois pas comment on peut se figurer que, parce qu'on a plu ce soir, on est en droit d'en abuser demain.

MADAME DE LÉRY
C'est pourtant le chapitre premier de l'histoire universelle.

CHAVIGNY
Oui, et si les hommes avaient le sens commun là-dessus, les femmes ne seraient pas si prudentes.

MADAME DE LÉRY
C'est possible ; les liaisons d'aujourd'hui sont des mariages, et quand il s'agit d'un jour de noce, cela vaut la peine d'y penser.

CHAVIGNY
Vous avez mille fois raison ; et, dites-moi, pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi tant de comédie et si peu de franchise ? Une jolie femme qui se fie à un galant homme ne saurait-elle le distinguer ? Il n'y a pas que des sots sur la terre.

MADAME DE LÉRY
C'est une question en pareille circonstance.

CHAVIGNY
Mais je suppose que, par hasard, il se trouve un homme qui, sur ce point, ne soit pas de l'avis des sots ; et je suppose qu'une occasion se présente où l'on puisse être franc sans danger, sans arrière- pensée, sans crainte des indiscrétions.(Il lui prend la main.)
Je suppose qu'on dise à une femme : Nous sommes seuls, vous êtes jeune et belle, et je fais de votre esprit et de votre cœur tout le cas qu'on en doit faire. Mille obstacles nous séparent, mille chagrins nous attendent, si nous essayons de nous revoir demain. Votre fierté ne veut pas d'un joug, et votre prudence ne veut pas d'un lien ; vous n'avez à redouter ni l'un ni l'autre. On ne vous demande ni protestation, ni engagement, ni sacrifice, rien qu'un sourire de ces lèvres de rose et un regard de ces beaux yeux. Souriez pendant que cette porte est fermée : votre liberté est sur le seuil ; vous la retrouverez en quittant cette chambre ; ce qui s'offre à vous n'est pas le plaisir sans amour, c'est l'amour sans peine et sans amertume ; c'est le caprice, puisque nous en parlons, non l'aveugle caprice des sens, mais celui du cœur, qu'un moment fait naître et dont le souvenir est éternel.

MADAME DE LÉRY
Vous me parliez de comédie ; mais il paraît qu'à l'occasion vous en joueriez d'assez dangereuses. J'ai quelque envie d'avoir un caprice, avant de répondre à ce discours-là. Il me semble que c'en est l'instant, puisque vous en plaidez la thèse. Avez-vous là un jeu de cartes ?

CHAVIGNY
Oui, dans cette table ; qu'en voulez-vous faire ?

MADAME DE LÉRY
Donnez-le-moi, j'ai ma fantaisie, et vous êtes forcé d'obéir si vous ne voulez vous contredire.(Elle prend une carte dans le jeu.)
Allons, comte, dites rouge ou noir.

CHAVIGNY
Voulez-vous me dire quel est l'enjeu ?

MADAME DE LÉRY
L'enjeu est une discrétion

CHAVIGNY
Soit. — J'appelle rouge.

MADAME DE LÉRY
C'est le valet de pique ; vous avez perdu. Donnez-moi cette bourse bleue.

CHAVIGNY
De tout mon cœur, mais je garde la rouge, et quoique sa couleur m'ait fait perdre, je ne le lui reprocherai jamais ; car je sais aussi bien que vous quelle est la main qui me l'a faite.

MADAME DE LÉRY
Est-elle petite ou grande, cette main ?

CHAVIGNY
Elle est charmante et douce comme le satin.

MADAME DE LÉRY
Lui permettez-vous de satisfaire un petit mouvement de jalousie ?
(Elle jette au feu la bourse bleue.)

CHAVIGNY
Ernestine, je vous adore !

MADAME DE LÉRY (regarde brûler la bourse. Elle s'approche de Chavigny et lui dit tendrement :)
Vous n'aimez donc plus madame de Blainville ?

CHAVIGNY
Ah, grand Dieu ! je ne l'ai jamais aimée.

MADAME DE LÉRY
Ni moi non plus, monsieur de Chavigny.

CHAVIGNY
Mais qui a pu vous dire que je pensais à cette femme-là ? Ah ! ce n'est pas elle à qui je demanderai jamais un instant de bonheur ; ce n'est pas elle qui me le donnera !

MADAME DE LÉRY
Ni moi non plus, monsieur de Chavigny. Vous venez de me faire un petit sacrifice, c'est très galant de votre part ; mais je ne veux pas vous tromper : la bourse rouge n'est pas de ma façon.

CHAVIGNY
Est-il possible ? Qui est-ce donc qui l'a faite ?

MADAME DE LÉRY
C'est une main plus belle que la mienne. Faites-moi la grâce de réfléchir une minute et de m'expliquer cette énigme à mon tour. Vous m'avez fait en bon français une déclaration très aimable ; vous vous êtes mis à deux genoux par terre, et remarquez qu'il n'y a pas de tapis ; je vous ai demandé votre bourse bleue, et vous me l'avez laissé brûler. Qui suis-je donc, dites-moi, pour mériter tout cela ? Que me trouvez-vous donc de si extraordinaire ? Je ne suis pas mal, c'est vrai ; je suis jeune ; il est certain que j'ai le pied petit. Mais enfin ce n'est pas si rare. Quand nous nous serons prouvé l'un à l'autre que je suis une coquette et vous un libertin, uniquement parce qu'il est minuit et que nous sommes en tête-à-tête, voilà un beau fait d'armes que nous aurons à écrire dans nos mémoires ! C'est pourtant là tout, n'est-ce pas ? Et ce que vous m'accordez en riant, ce qui ne vous coûte pas même un regret, ce sacrifice insignifiant que vous faites à un caprice plus insignifiant encore, vous le refusez à la seule femme qui vous aime, à la seule femme que vous aimiez !
(On entend le bruit d'une voiture.)

CHAVIGNY
Mais, madame, qui a pu vous instruire ?

MADAME DE LÉRY
Parlez plus bas, monsieur, la voilà qui rentre, et cette voiture vient me chercher. Je n'ai pas le temps de vous faire ma morale ; vous êtes homme de cœur, et votre cœur vous la fera. Si vous trouvez que Mathilde a les yeux rouges, essuyez-les avec cette petite bourse que ses larmes reconnaîtront, car c'est votre bonne, brave et fidèle femme qui a passé quinze jours à la faire. Adieu ; vous m'en voudrez aujourd'hui, mais vous aurez demain quelque amitié pour moi, et, croyez-moi, cela vaut mieux qu'un caprice. Mais s'il vous en faut un absolument, tenez, voilà Mathilde, vous en avez un beau à vous passer ce soir. Il vous en fera, j'espère, oublier un autre que personne au monde, pas même elle, ne saura jamais.(Mathilde entre, madame de Léry va à sa rencontre et l'embrasse. Chavigny les regarde, il s'approche d'elles, prend sur la tête de sa femme la guirlande de fleurs de madame de Léry, et dit à celle-ci en la lui rendant :)
Je vous demande pardon, madame, elle le saura, et je n'oublierai jamais qu'un jeune curé fait les meilleurs sermons.
(FIN)
(C'est à Saint-Pétersbourg, devant la cour de Russie, que cette comédie a été jouée pour la première fois par madame Allan-Despréaux, qui l'avait découverte après dix ans de publicité. Lorsque madame Allan revint en France, elle voulut faire sa rentrée au Théâtre-Français par le rôle de madame de Léry. On sait le succès prodigieux qu'elle y obtint. Le Caprice, représenté à Paris le 27 novembre 1847, jouit encore aujourd'hui de la même faveur que dans sa nouveauté. On peut le considérer désormais comme faisant partie du répertoire classique de la Comédie- Française.)


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