Scène III


(MATHILDE, CHAVIGNY, MADAME DELÉRY EN TOILETTE DE BAL.)

CHAVIGNY
Venez, madame, venez, je vous en prie ; on n'arrive pas plus à propos. Mathilde vient de me faire une étourderie qui, en vérité, vaut son pesant d'or. Figurez-vous que je lui montre cette bourse…

MADAME DE LÉRY
Tiens ! c'est assez gentil. Voyons donc.

CHAVIGNY
Je lui montre cette bourse ; elle la regarde, la tâte, la retourne, et, en me la rendant, savez-vous ce qu'elle me dit ? Elle me demande de quelle couleur elle est !

MADAME DE LÉRY
Eh bien ! elle est bleue.

CHAVIGNY
Eh oui ! elle est bleue… C'est bien certain,… et c'est précisément le plaisant de l'affaire… Imaginez-vous qu'on le demande ?

MADAME DE LÉRY
C'est parfait. Bonsoir, chère Mathilde ; venez-vous ce soir à l'ambassade ?

MATHILDE
Non, je compte rester.

CHAVIGNY
Mais vous ne riez pas de mon histoire ?

MADAME DE LÉRY
Mais si. Et qui est-ce qui a fait cette bourse ? Ah ! je la reconnais, c'est madame de Blainville. Comment ! vraiment vous ne bougez pas ?

CHAVIGNY (brusquement.)
À quoi la reconnaissez-vous, s'il vous plaît ?

MADAME DE LÉRY
À ce qu'elle est bleue justement. Je l'ai vue traîner pendant des siècles ; on a mis sept ans à la faire, et vous jugez si pendant ce temps-là elle a changé de destination. Elle a appartenu en idée à trois personnes de ma connaissance. C'est un trésor que vous avez là, monsieur de Chavigny ; c'est un vrai héritage que vous avez fait.

CHAVIGNY
On dirait qu'il n'y a qu'une bourse au monde.

MADAME DE LÉRY
Non, mais il n'y a qu'une bourse bleue. D'abord, moi, le bleu m'est odieux ; ça ne veut rien dire, c'est une couleur bête. Je ne peux pas me tromper sur une chose pareille ; il suffit que je l'aie vue une fois. Autant j'adore le lilas, autant je déteste le bleu.

MATHILDE
C'est la couleur de la constance.

MADAME DE LÉRY
Bah ! c'est la couleur des perruquiers. Je ne viens qu'en passant, vous voyez, je suis en grand uniforme ; il faut arriver de bonne heure dans ce pays-là ; c'est une cohue à se casser le cou. Pourquoi donc n'y venez-vous pas ? Je n'y manquerais pas pour un monde.

MATHILDE
Je n'y ai pas pensé, et il est trop tard à présent.

MADAME DE LÉRY
Laissez donc, vous avez tout le temps. Tenez, chère, je vais sonner. Demandez une robe. Nous mettrons M. de Chavigny à la porte avec son petit meuble. Je vous coiffe, je vous pose deux brins de fleurettes, et je vous enlève dans ma voiture. Allons, voilà une affaire bâclée.

MATHILDE
Pas pour ce soir ; je reste décidément.

MADAME DE LÉRY
Décidément ! est-ce un parti pris ? Monsieur de Chavigny, emmenez donc Mathilde.

CHAVIGNY (sèchement.)
Je ne me mêle des affaires de personne.

MADAME DE LÉRY
Oh ! oh ! vous aimez le bleu, à ce qu'il paraît. Eh bien ! écoutez, savez-vous ce que je vais faire ? Donnez-moi du thé, je vais rester ici.

MATHILDE
Que vous êtes gentille, chère Ernestine ! Non, je ne veux pas priver ce bal de sa reine. Allez me faire un tour de valse, et revenez à onze heures, si vous y pensez ; nous causerons seules au coin du feu, puisque M. de Chavigny nous abandonne.

CHAVIGNY
Moi ? pas du tout : je ne sais si je sortirai.

MADAME DE LÉRY
Eh bien ! c'est convenu, je vous quitte. À propos, vous savez mes malheurs ; j'ai été volée comme dans un bois.

MATHILDE
Volée ! qu'est-ce que vous voulez dire ?

MADAME DE LÉRY
Quatre robes, ma chère, quatre amours de robes qui me venaient de Londres, perdues à la douane. Si vous les aviez vues, c'est à en pleurer ; il y en avait une perse et une puce ; on ne fera jamais rien de pareil.

MATHILDE
Je vous plains bien sincèrement. On vous les a donc confisquées ? ·

MADAME DE LÉRY
Pas du tout. Si ce n'était que cela, je crierais tant qu'on me les rendrait, car c'est un meurtre. Me voilà nue pour cet été. Imaginez qu'ils m'ont lardé mes robes ; ils ont fourré leur sonde je ne sais par où dans ma caisse ; ils m'ont fait des trous à y mettre un doigt. Voilà ce qu'on m'apporte hier à déjeuner.

CHAVIGNY
Il n'y en avait pas de bleue, par hasard ?

MADAME DE LÉRY
Non, monsieur, pas la moindre. Adieu, belle ; je ne fais qu'une apparition. J'en suis, je crois, à ma douzième grippe de l'hiver ; je vais attraper ma treizième. Aussitôt fait, j'accours, et me plonge dans vos fauteuils. Nous causerons douane, chiffons, pas vrai ? Non, je suis toute triste, nous ferons du sentiment. Enfin, n'importe ! Bonsoir, monsieur de l'azur… Si vous me reconduisez, je ne reviens pas.
(Elle sort.)


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