ACTE III - Scène IX


Les Mêmes, Jean, Le Commandant

JEAN
(annonçant.)
M. le commandant Mathieu !

PERRICHON
(étonné.)
Qu'est-ce que c'est que ça ?

LE COMMANDANT
(entrant.)
Pardon, messieurs, je vous dérange peut-être.

PERRICHON
Du tout.

LE COMMANDANT
(à Daniel.)
Est-ce à M. Perrichon que j'ai l'honneur de parler ?

PERRICHON
C'est moi, monsieur.

LE COMMANDANT
Ah !… (À Perrichon.)
Monsieur, voilà douze jours que je vous cherche. Il y a beaucoup de Perrichon à Paris… j'en ai déjà visité une douzaine… mais je suis tenace…

PERRICHON
(lui indiquant un siège à gauche du guéridon.)
Vous avez quelque chose à me communiquer ?
(Il s'assied sur le canapé. Daniel remonte.)

LE COMMANDANT
(s'asseyant.)
Je n'en sais rien encore… Permettez-moi d'abord de vous adresser une question : Est-ce vous qui avez fait, il y a un mois, un voyage à la mer de Glace ?

PERRICHON
Oui, monsieur, c'est moi-même ! je crois avoir le droit de m'en vanter !

LE COMMANDANT
Alors, c'est vous qui avez écrit sur le registre des voyageurs : "Le Commandant est un paltoquet. "

PERRICHON
Comment ! vous êtes… ?

LE COMMANDANT
Oui, monsieur… c'est moi !

PERRICHON
Enchanté !
(Ils se font plusieurs petits saluts.)

DANIEL
(à part, en descendant.)
Diable ! l'horizon s'obscurcit !…

LE COMMANDANT
Monsieur, je ne suis ni querelleur ni ferrailleur, mais je n'aime pas à laisser traîner sur les livres d'auberge de pareilles appréciations à côté de mon nom…

PERRICHON
Mais vous avez écrit le premier une note… plus que vive !

LE COMMANDANT
Moi ? je me suis borné à constater que mer de Glace ne prenait pas d'e à la fin : voyez le dictionnaire…

PERRICHON
Eh ! monsieur, vous n'êtes pas chargé de corriger mes… prétendues fautes d'orthographe ! De quoi vous mêlez-vous ?
(Ils se lèvent.)

LE COMMANDANT
Pardon !… pour moi, la langue française est une compatriote aimée… une dame de bonne maison, élégante, mais un peu cruelle… vous le savez mieux que personne.

PERRICHON
Moi ?…

LE COMMANDANT
Et, quand j'ai l'honneur de la rencontrer à l'étranger… je ne permets pas qu'on éclabousse sa robe. C'est une question de chevalerie et de nationalité.

PERRICHON
Ah çà ! monsieur, auriez-vous la prétention de me donner une leçon ?

LE COMMANDANT
Loin de moi cette pensée…

PERRICHON
Ah ! ce n'est pas malheureux ! (À part.)
Il recule.

LE COMMANDANT
Mais, sans vouloir vous donner une leçon, je viens vous demander poliment… une explication.

PERRICHON
(à part)
Mathieu !… c'est un faux commandant.

LE COMMANDANT
De deux choses l'une : ou vous persistez…

PERRICHON
Je n'ai pas besoin de tous ces raisonnements. Vous croyez peut-être m'intimider ? Monsieur… j'ai fait mes preuves de courage, entendez-vous ! et je vous les ferai voir…

LE COMMANDANT
Où çà ?

PERRICHON
À l'Exposition… l'année prochaine…

LE COMMANDANT
Oh ! permettez !… Il me sera impossible d'attendre jusque-là… Pour abréger, je vais au fait : retirez-vous, oui ou non… ?

PERRICHON
Rien du tout !

LE COMMANDANT
Prenez garde !

DANIEL
Monsieur Perrichon !

PERRICHON
Rien du tout ! (À part.)
Il n'a pas seulement de moustaches !

LE COMMANDANT
Alors, monsieur Perrichon, j'aurai l'honneur de vous attendre demain, à midi, avec mes témoins, dans les bois de la Malmaison…

DANIEL
Commandant, un mot !

LE COMMANDANT
(remontant.)
Nous vous attendrons chez le garde !

DANIEL
Mais, commandant…

LE COMMANDANT
Mille pardons… j'ai rendez-vous avec un tapissier pour choisir des étoffes, des meubles… À demain… midi… (Saluant.)
Messieurs… j'ai bien l'honneur…
(Il sort.)


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