ACTE II - Scène IX

Dorante
Lisette, quelque éloignement que tu aies pour moi, je suis forcé de te parler ; je crois que j'ai à me plaindre de toi.

Silvia
Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.

Dorante
Comme tu voudras.

Silvia
Tu n'en fais pourtant rien.

Dorante
Ni toi non plus ; tu me dis : je t'en prie.

Silvia
C'est que cela m'est échappé.

Dorante
Eh bien, crois-moi, parlons comme nous pourrons ; ce n'est pas la peine de nous gêner pour le peu de temps que nous avons à nous voir.

Silvia
Est-ce que ton maître s'en va ? Il n'y aurait pas grande perte.

Dorante
Ni à moi non plus, n'est-il pas vrai ? J'achève ta pensée.

Silvia
Je l'achèverais bien moi-même, si j'en avais envie ; mais je ne songe pas à toi.

Dorante
Et moi, je ne te perds point de vue.

Silvia
Tiens, Bourguignon, une bonne fois pour toutes, demeure, va-t'en, reviens, tout cela doit m'être indifférent, et me l'est en effet ; je ne te veux ni bien ni mal ; je ne te hais, ni ne t'aime, ni ne t'aimerai, à moins que l'esprit ne me tourne. Voilà mes dispositions ; ma raison ne m'en permet point d'autres, et je devrais me dispenser de te le dire.

Dorante
Mon malheur est inconcevable. Tu m'ôtes peut-être tout le repos de ma vie.

Silvia
Quelle fantaisie il s'est allé mettre dans l'esprit ! Il me fait de la peine. Reviens à toi. Tu me parles, je te réponds ; c'est beaucoup, c'est trop même ; tu peux m'en croire, et, si tu étais instruit, en vérité, tu serais content de moi ; tu me trouverais d'une bonté sans exemple, d'une bonté que je blâmerais dans une autre. Je ne me la reproche pourtant pas ; le fond de mon cœur me rassure, ce que je fais est louable. C'est par générosité que je te parle ; mais il ne faut pas que cela dure ; ces générosités-là ne sont bonnes qu'en passant, et je ne suis pas faite pour me rassurer toujours sur l'innocence de mes intentions ; à la fin, cela ne ressemblerait plus à rien. Ainsi, finissons, Bourguignon ; finissons, je t'en prie. Qu'est-ce que cela signifie ? c'est se moquer ; allons, qu'il n'en soit plus parlé.

Dorante
Ah ! ma chère Lisette, que je souffre !

Silvia
Venons à ce que tu voulais me dire. Tu te plaignais de moi quand tu es entré ; de quoi était-il question ?

Dorante
De rien, d'une bagatelle ; j'avais envie de te voir, et je crois que je n'ai pris qu'un prétexte.

Silvia
(à part.)
Que dire à cela ? Quand je m'en fâcherais, il n'en serait ni plus ni moins.

Dorante
Ta maîtresse, en partant, a paru m'accuser de t'avoir parlé au désavantage de mon maître.

Silvia
Elle se l'imagine ; et, si elle t'en parle encore, tu peux le nier hardiment ; je me charge du reste.

Dorante
Eh, ce n'est pas cela qui m'occupe !

Silvia
Si tu n'as que cela à me dire, nous n'avons plus que faire ensemble.

Dorante
Laisse-moi du moins le plaisir de te voir.

Silvia
Le beau motif qu'il me fournit là ! J'amuserai la passion de Bourguignon ! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour.

Dorante
Tu me railles, tu as raison ; je ne sais ce que je dis, ni ce que je te demande. Adieu.

Silvia
Adieu, tu prends le bon parti… Mais, à propos de tes adieux, il me reste encore une chose à savoir. Vous partez, m'as-tu dit ; cela est-il sérieux ?

Dorante
Pour moi il faut que je parte ou que la tête me tourne.

Silvia
Je ne t'arrêtais pas pour cette réponse-là, par exemple.

Dorante
Et je n'ai fait qu'une faute ; c'est de n'être pas parti dès que je t'ai vue.

Silvia
(à part.)
J'ai besoin à tout moment d'oublier que je l'écoute.

Dorante
Si tu savais, Lisette, l'état où je me trouve…

Silvia
Oh ! il n'est pas si curieux à savoir que le mien, je t'en assure.

Dorante
Que peux-tu me reprocher ? Je ne me propose pas de te rendre sensible.

Silvia
(à part.)
Il ne faudrait pas s'y fier.

Dorante
Et que pourrais-je espérer en tâchant de me faire aimer ? Hélas ! quand même je posséderais ton cœur…

Silvia
Que le ciel m'en préserve ! quand tu le posséderais, tu ne le saurais pas ; et je ferais si bien que je ne le saurais pas moi-même. Tenez, quelle idée il lui vient là !

Dorante
Il est donc bien vrai que tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras ?

Silvia
Sans difficulté.

Dorante
Sans difficulté ! Qu'ai-je donc de si affreux ?

Silvia
Rien ; ce n'est pas là ce qui te nuit.

Dorante
Eh bien ! chère Lisette, dis-le-moi cent fois, que tu ne m'aimeras point.

Silvia
Oh ! je te l'ai assez dit ; tâche de me croire.

Dorante
Il faut que je croie ! Désespère une passion dangereuse, sauve-moi des effets que j'en crains ; tu ne me hais, ni ne m'aimes, ni ne m'aimeras ; accable mon cœur de cette certitude-là. J'agis de bonne foi, donne-moi du secours contre moi-même ; il m'est nécessaire, je te le demande à genoux.
(Il se jette à genoux. Dans ce moment, M. Orgon et Mario entrent et ne disent mot.)


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