La Sensitive
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ACTE II - Scène V

Eugène Labiche

ACTE II - Scène V


(BOUGNOL CHALANDARD.)

CHALANDARD
De quoi s'agit-il ?

BOUGNOL
C'est que je ne sais comment te dire…

CHALANDARD
Est-ce ta femme… ?

BOUGNOL
Un ange, mon ami… un ange !

CHALANDARD
Eh bien, alors ?…

BOUGNOL
Voici ce qui vient de m'arriver. Tu sais que ce matin, au moment de partir pour la mairie, mon domestique m'a remis une lettre…

CHALANDARD
Que tu as fourrée dans ta poche ; après ?

BOUGNOL
Je n'y pensais plus… et tu as vu… à table, j'ai pas mal mangé… j'ai pas mal bu… j'ai fait mon petit chorus au dessert…

CHALANDARD
Tu as été charmant… La belle-mère s'est levée trois fois pour t'embrasser.

BOUGNOL
C'est un tic désagréable, ne parlons pas de ça… Tout à l'heure nous étions seuls, ma petite femme et moi… dans le chalet… au fond du jardin… Laure baissait les yeux… moi, j'étais gai comme un pinson… qui voit arriver le printemps. Nous causons… je lui prends la main.

CHALANDARD
Passe… passe.

BOUGNOL
Bref, je me disposais à lui débiter un compliment que j'ai appris pour elle… "Laure, ma chère Laure… enfin nous voilà seuls…" quant tout à coup cette maudite lettre se retrouve sous ma main… Je l'ouvre, et voici ce que je lis… (Il tire la lettre de sa poche.)

CHALANDARD
Voyons.

BOUGNOL
Non… lis toi-même… ça me fait trop d'effet… Il lui donne la lettre.

CHALANDARD(lisant.)
"Monsieur, vous venez d'obtenir la main de mademoiselle Laure, au moment où j'allais la demander… Je l'aime ! il me la faut." (Parlé.)
Oh ! oh !

BOUGNOL
Va toujours.

CHALANDARD(lisant.)
"Si, par impossible, vous persistiez à l'épouser, je vous déclare qu'à partir de ce jour je m'attache à vos pas… et que ma vie tout entière sera consacrée à vous faire…"

BOUGNOL(vivement.)
Passe le mot !

CHALANDARD
Il était temps… (Riant.)
Il était temps.

BOUGNOL
Passe le mot… Maintenant, lis le Post-Scriptum.

CHALANDARD(lisant.)
"Celle que j'aime s'appelle Laure, permettez-moi de signer Pétrarque." (Parlé.)
Eh bien ?

BOUGNOL
Eh bien, cette lettre m'est tombée sur la tête comme une douche d'eau froide.

CHALANDARD
Comment ?

BOUGNOL
Je suis d'une sensibilité déplorable… la moindre émotion me trouble… J'ai des spasmes… des vapeurs… ma langue s'embarrasse… Je bredouille… Je bégaye !… j'ai bé… bé… gayé !…

CHALANDARD
Bah ! Et ta femme, qu'a-t-elle dit ?

BOUGNOL
La pauvre enfant ! elle a paru très étonnée… Je l'ai laissée en train de lire un petit roman qui se trouvait là.

CHALANDARD
Saperlotte ! ça n'est pas drôle.

BOUGNOL
C'est comme ça… Et je me connais… Le calme ne reviendra pas que je n'aie découvert cet infâme Pétrarque qui s'acharne à ma poursuite.

CHALANDARD
Au moins as-tu des soupçons sur quelqu'un ?

BOUGNOL
J'en ai… J'ai remarqué à table une cravate blanche.

GAUDIN(entrant.)
Monsieur… qui est-ce qui est chargé d'ôter le couvert dans cette maison ?

CHALANDARD
Eh bien, et toi ?

GAUDIN
Ce n'est pas ma besogne. (À Bougnol.)
Monsieur… votre beau-père m'a promis une montre en or si c'est un garçon, et en argent si c'est une fille.

BOUGNOL(brusquement.)
Eh ! tu m'ennuies.

CHALANDARD
Voyons, ne t'agace pas… Retourne au jardin… le grand air te calmera.

BOUGNOL
C'est ça, je vais tâcher de faire parler la cravate blanche, et, si je découvre quelque chose… je lui saute à la gorge et je l'étrangle !

GAUDIN
Monsieur !…

BOUGNOL
Tu m'ennuies !… (Ensemble)

CHALANDARD
Il te faut, désormais, Du calme et du silence ; Que de ton existence Rien ne trouble la paix !

GAUDIN
Je le vois, désormais, Malgré cette alliance, Rien de mon existence Ne troublera la paix.

BOUGNOL
Il me faut désormais Du calme et du silence ; Que de mon existence Rien ne trouble la paix ! (Il sort par le fond.)


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