La Sensitive
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ACTE I - Scène II

Eugène Labiche

ACTE I - Scène II

CHALANDARD(entrant brusquement par le fond.)
M. Bougnol, s'il vous plaît ?

GAUDIN
Un militaire !

BOUGNOL
Je ne me trompe pas… Chalandard !

CHALANDARD
Mon cousin ! (Ils s'embrassent.)

BOUGNOL(regardant l'uniforme de Chalandard. )
Ah çà ! mais, la dernière fois que je t'ai vu… tu étais en clerc de notaire ?

CHALANDARD
J'ai changé d'uniforme… gratter du papier timbré à vingt-cinq ans, c'est embêtant !… Alors, j'ai lâché la chose, et je me suis engagé…

BOUGNOL
Ah bah !

CHALANDARD(se présentant.)
Maréchal des logis au 2e spahis, trois ans de service, deux ans d'Afrique, jamais malade, toujours soif… tel est Chalandard. Fais-moi servir une chope.

BOUGNOL
Tout de suite… Gaudin !

CHALANDARD(apercevant Gaudin.)
Tiens ! c'est ton nègre, ça ?

GAUDIN(à part.)
Son nègre !

BOUGNOL
Mon domestique…

CHALANDARD(à Gaudin.)
Ici, Domingo !

GAUDIN
Je m'appelle M. Gaudin…

CHALANDARD
Pas de manières ! Va me chercher sans murmurer une chope-Bavière, dans laquelle tu émietteras gracieusement un verre de cognac… C'est pour une poitrine délicate. File !

GAUDIN
Comme ça… il faut que je descende quatre étages ?

CHALANDARD(à Bougnol.)
Dis donc, il a l'air feignant !… Après ça, comme tous les nègres !

GAUDIN(à part.)
Encore ! (S'essuyant le visage avec sa manche.)
Je me serai noirci la figure…

CHALANDARD
Allons, détale !

GAUDIN
Ne poussez pas, on y va ! (À part.)
Il me déplaît, cet avaleur de chopes ! Il sort.

CHALANDARD
Ce brave Bougnol !… Je suis content de te revoir… c'est gentil à toi de m'avoir écrit.

BOUGNOL
Dame ! tu es mon seul parent, maintenant.

CHALANDARD
Comment !… Eh bien, et ta tante Batifol ?

BOUGNOL
Décédée.

CHALANDARD
Ah ! (Philosophiquement.)
Fust !… Et notre oncle Corbenie ?

BOUGNOL
Ibidem !

CHALANDARD
Ah ! (Philosophiquement.)
Fust !

BOUGNOL(l'imitant.)
Fust !… Il a une manière d'oraison funèbre… qui doit venir d'Afrique !

CHALANDARD
Ah çà ! qui épouses-tu ?

BOUGNOL
Mademoiselle Rothanger… la fille d'un riche manufacturier…

CHALANDARD
Un filateur ?

BOUGNOL
Non… il avait une fabrique de nougats de Marseille à La Villette.

CHALANDARD
Près Pantin ?

BOUGNOL
Et aujourd'hui, il est retiré à Montgeron… C'est là qu'on fera la noce.

CHALANDARD
J'espère que la cousine est gentille ?

BOUGNOL
Ravissante !… des yeux… un nez… une bouche !

CHALANDARD
Enfin, l'équipement complet !

BOUGNOL
Il appelle cela l'équipement !

CHALANDARD
Minute ! Tu m'as fait la chose de me prendre pour ton témoin… je te dois un cadeau de noce…(Tirant de sa poche un paquet.)
Voilà !

BOUGNOL(dépliant le paquet.)
Ah ! tu es vraiment trop bon ! Qu'est-ce que c'est ?

CHALANDARD
Une pipe et une blague à tabac… le tout pincé sur un Autrichien.

BOUGNOL(désappointé.)
Ah ! merci… mais je ne fume pas.

CHALANDARD
Tu placeras ça dans ton armoire à glace. Ça parfume le linge !

BOUGNOL
Tu as donc fait la campagne d'Italie ?

CHALANDARD
Non… je n'ai pas eu la chance… Ça m'a été rapporté par un camarade… Clampinais… un fort Alsacien… Ah ! sacrebleu !…

BOUGNOL
Quoi donc ?

CHALANDARD
As-tu une place ?

BOUGNOL
Où ça ?

CHALANDARD
À table… à ta noce, pour un ami.

BOUGNOL
Dame ! en se serrant un peu.

CHALANDARD
Suffit. (Courant à la fenêtre et criant au dehors.)
Ohé !… Clampinais !… ohé !

CLAMPINAIS
en dehors. Ohou… oup !

CHALANDARD
Il y a de la place !… Tu peux monter !

CLAMPINAIS(en dehors.)
Boum !

CHALANDARD(à Bougnol.)
C'est Clampinais… celui qui a pincé la blague… je vais te le présenter… c'est un fils de famille !

BOUGNOL
Volontiers. (À part.)
Deux militaires dans une noce… ça fait très bien !… ça émaille !


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