(Au lever du rideau, Bougnol est debout devant un portrait de vieille femme accroché au mur. Il tient un papier à la main et récite un compliment qu'il apprend par cœur.)
BOUGNOL(lisant.)
"Laure ! ma chère Laure !… Enfin, nous voilà seuls !…" C'est un speech que j'apprends pour réciter ce soir à ma fiancée… quand sa maman sera partie… (Montrant le portrait.)
Ça, c'est le portrait de ma grand'tante, mais je me persuade que c'est ma fiancée… (Reprenant son compliment. Lisant.)
"Ne tremble pas, enfant, je ne veux pas te faire de peine. Un mari n'est pas un maître… c'est un esclave soumis et tendre… Il se jette à genoux…" (Parlé.)
Ah ! non, ça, c'est une indication… "Soumis et tendre ! " V'lan ! je me jette à genoux !… (Il fait mine de se jeter à genoux et s'arrête.)
Ah ! bigre !… mon pantalon me serre trop. Pourvu qu'il n'aille pas me faire des farces… À "soumis et tendre", je vais lâcher un peu la boucle… Il la desserre.
GAUDIN(entrant par la droite, un gros bouquet à la main.)
Ce sont les dames de la halle qui viennent féliciter Monsieur, à l'occasion de son mariage…
BOUGNOL
Je n'ai pas le temps !… Donne-leur dix francs et dis-leur qu'elles m'ennuient !
GAUDIN
Non, monsieur… (Il va placer le bouquet sur la cheminée à gauche.)
BOUGNOL
Comment, non ?…
GAUDIN
Si vous voulez me le permettre, je ne leur donnerai que cent sous… et une bonne parole !… Il faut savoir prendre les masses.
BOUGNOL
Fais comme tu voudras…
GAUDIN(sortant.)
Ah dame ! tout le monde ne sait pas prendre les masses !… (Il disparaît.)
BOUGNOL
Ça me serre encore… Reprenons mon compliment. "Laure ma chère Laure !… Enfin, nous voilà seuls !…"
GAUDIN(rentrant avec un autre bouquet.)
Monsieur !
BOUGNOL
Quoi ?
GAUDIN
Ce sont les tambours de la Garde nationale qui viennent féliciter Monsieur, à l'occasion de son mariage…
BOUGNOL
Encore ?
GAUDIN
Je leur ai donné quarante sous… et un verre de vin !… Il faut savoir prendre les tambours !… Ah çà ! c'est donc bien décidé ?… Monsieur va se marier ?
BOUGNOL
Voilà une question, par exemple !… Oui, monsieur Gaudin, je me marie… aujourd'hui, à midi !
GAUDIN
Certainement, il ne m'appartient pas de donner des conseils à Monsieur… mais je ne vois pas ça d'un bon œil.
BOUGNOL
En vérité ?
GAUDIN
Si Monsieur savait ce que c'est qu'une femme !
BOUGNOL
Mais je te prie de croire que je ne suis pas arrivé à trente-quatre ans…
GAUDIN
C'est nerveux, c'est capricieux… ça commande vingt courses à la minute, ça éreinte les domestiques !…
BOUGNOL
Ah ! je vois ton affaire !…
GAUDIN
Voyons, monsieur, est-ce que nous ne sommes pas heureux comme ça, tous les deux ?
BOUGNOL
Mais non !
GAUDIN
Qu'est-ce qui nous manque ?… Nous vivons ici comme deux rats dans un fromage… un fromage de quinze mille livres de rente !… Nous nous levons tard… Vous déjeunez à votre café… moi, au mien… Nous dînons en ville… chacun de son côté… car Monsieur ne m'a jamais fait l'honneur…
BOUGNOL
De t'inviter ?… Il ne manquerait plus que ça !
GAUDIN
Je ne vous le demande pas : j'ai ma fierté aussi !… Une bonne femme de ménage vient tous les matins faire l'appartement… brosser vos… nos habits, cirer nos bottes…
BOUGNOL
Eh bien, et toi ?
GAUDIN
Moi ? je descends régulièrement votre bougeoir tous les soirs.
BOUGNOL
Ce n'est pas fatigant !
GAUDIN
Ces quatre étages !… D'ailleurs, Monsieur sait bien que je ne suis pas entré chez lui pour travailler.
BOUGNOL
Çà, je m'en rapporte à toi…
GAUDIN
Je fais partie de l'héritage de votre oncle Corbenie, qui vous a laissé toute sa fortune… Je ne suis pas un domestique, je suis un legs… Article 3 de ses dernières volontés.
BOUGNOL (RÉCITANT.)
"Je lègue item à mon neveu Onésime Bougnol le nommé Gaudin, qui m'a très mal servi pendant sept ans…"
GAUDIN
Drôle d'homme !
BOUGNOL(récitant toujours.)
"Il est paresseux, égoïste, incapable de dévouement…"
GAUDIN
Mais…
BOUGNOL
"Mais personne ne frictionne mieux que lui les rhumatismes…"
GAUDIN
C'est vrai !… Je frictionne une demi-heure sans m'arrêter… Il y a des gens arrivés à une très haute position qui n'en feraient pas autant.
BOUGNOL
Joli talent de société !
GAUDIN
Monsieur verra, quand il aura des rhumatismes.
BOUGNOL
Mais j'espère bien ne pas en avoir !
GAUDIN
Oh ! monsieur, je ne vous donne pas trois ans… Ça vient de famille, ça, voyez-vous !
BOUGNOL
Allons, c'est bien ! (À part.)
Il m'ennuie, cet animal-là !
GAUDIN
Ainsi, Monsieur persiste toujours à se marier malgré les rhumatismes… qu'il aura ?
BOUGNOL
Toujours !
GAUDIN
Je crois que Monsieur fera bien de réfléchir !… D'abord, êtes-vous bien sûr d'être né pour le mariage ?…
BOUGNOL
Comment, imbécile ?
GAUDIN
Ah ! monsieur, c'est que j'ai eu des renseignements par mademoiselle Pausanias… cette petite marchande de tabac avec laquelle vous passiez de longues heures à choisir des cigares…
BOUGNOL
Eh bien ?
GAUDIN
Elle prétend que vous êtes d'un caractère inégal… qu'un rien vous trouble, vous émeut… Enfin, que vous avez des vapeurs, des absences dans la conversation…
BOUGNOL
Moi ?
GAUDIN
On a bien tort de se brouiller avec ces demoiselles-là… Ça les vexe… et alors, elles jasent… elles cancanent…
BOUGNOL
Je ne comprends pas !… Qu'a-t-elle pu dire ?…
GAUDIN
Il paraît qu'un jour… à sa fête… vous lui aviez composé un petit compliment ?
BOUGNOL
Un quatrain… huit vers seulement…
GAUDIN
Vous vous apprêtiez à les lui débiter… lorsque tout à coup… drelin dindin !… un coup de sonnette !
BOUGNOL
Très violent… je m'en souviens.
GAUDIN
Et cela a suffi pour vous faire perdre la mémoire ! Vous avez pâli, vous vous êtes troublé… et vous avez bégayé toute la soirée.
BOUGNOL
C'est vrai : le moindre bruit, la moindre émotion me trouble ; ma langue s'embarrasse, et je bégaye…
GAUDIN
Ah ! vous avez là un défaut bien désagréable dans un ménage ! Voulez-vous que je vous dise, monsieur… vous êtes de la nature de la sensitive !
BOUGNOL
La sensitive ?… qu'est-ce que c'est que cela ?
GAUDIN (Air : Restez, restez, troupe jolie)
C'est une plante singulière… Un rien la trouble et lui fait peur : Le vent, le soleil, la lumière, Tout devient objet de frayeur Pour ses feuilles et pour sa fleur, Tremblant toujours d'être captive, Toujours près de s'évanouir, C'est une fleur calme et craintive, Qui fuit dès qu'on veut la cueillir.(Parlé.)
Eh bien, monsieur, les sensitives doivent rester célibataires, et si vous m'en croyez…
BOUGNOL
Quoi ?
GAUDIN
Vous écrirez à M. Rothanger, votre beau-père, de ne plus compter sur vous.
BOUGNOL
Est-il bête, cet animal-là !… Mais puisque je l'attends, mon beau-père, avec ma femme et ma fiancée, pour aller à la mairie !
GAUDIN
Oh ! vous n'y êtes pas encore ! Le mariage n'est pas fait !
BOUGNOL
Puisque j'ai revêtu mon pantalon de noce, retenu trois remises et convoqué mon cousin Chalandard… un clerc de notaire qui doit me servir de témoin !
GAUDIN
Ça ne fait rien… Il faut si peu de chose pour faire craquer un mariage… et c'est quand on s'y attend le moins…
BOUGNOL
Mais qui ? Qui pourrait m'empêcher de me marier ?
GAUDIN
La Providence, monsieur !
BOUGNOL
Eh ! tu m'ennuies !
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