Doit-on le dire ?
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ACTE II - Scène IX

Eugène Labiche

ACTE II - Scène IX

MUSEROLLE(seul.)
J'ai une chance inouïe… Voici le billet que j'ai trouvé dans la canne du jeune Albert Fragil !… Un rendez-vous un jour de noces !… Elle va bien, la petite mariée !… Avant de prévenir Gargaret, j'ai fait demander le marquis, c'est le chef de la famille… Il est convenable de le consulter… pour la forme, car mon parti est pris. (Le marquis paraît, il a une serviette autour du cou.)
Ah ! le voici !

LE MARQUIS
Vous avez à me parler, monsieur ?

MUSEROLLE
Oui, j'ai à vous entretenir d'une question très grave et très délicate.

LE MARQUIS
Ah ! c'est que je déjeune… Nous avons des oeufs sur le plat… ça n'aime pas à refroidir.

MUSEROLLE
Quand vous saurez de quoi il s'agit, vous comprendrez que l'affaire ne souffre pas de retard…

LE MARQUIS
Allez… mais dépêchez-vous.

MUSEROLLE
Voici la question en deux mots : Z a épousé X et X roucoule avec Y : doit-on le dire à Z ?

LE MARQUIS
qui n'a pas compris. S'il vous plaît ?

MUSEROLLE
Je m'explique… Z a épousé X et X roucoule avec Y : doit-on le dire à Z ?

LE MARQUIS
Ah çà ! est-ce que vous vous fichez de moi ? C'est pour ça que vous me faites quitter mon déjeuner ?

MUSEROLLE
Mais…

LE MARQUIS
Vous venez me poser des problèmes de mathématiques quand j'ai là des oeufs sur le plat qui refroidissent !

MUSEROLLE
Permettez…

LE MARQUIS
D'abord, les mathématiques, ça regarde mon premier chancelier, je vais l'appeler. (Remontant.)
Monsieur Dupaillon, voulez-vous venir un instant ?

MUSEROLLE(à lui-même. )
Au fait, deux avis valent mieux qu'un.

DUPAILLON(entrant par le fond, une serviette au cou.)
Qu'y a-t-il ?

LE MARQUIS
Il s'agit d'une question très délicate… À ce que dit Monsieur… X, Y, Z roucoulent ensemble tous les trois…

MUSEROLLE
Non, permettez…

LE MARQUIS
Doit-on le dire à Z ?

DUPAILLON
X, Y, Z… Ceci est de l'algèbre… il n'y a que le notaire qui puisse nous tirer d'embarras. C'est un savant.

LE MARQUIS
Eh bien, appelez-le.

DUPAILLON(remontant et appelant.)
Monsieur le notaire, voulez-vous venir un instant ?

MUSEROLLE(redescendant.)
Au fait, trois avis valent mieux que deux.

LE BARROIS(paraissant ; il a une serviette au cou.)
Vous me demandez, commodore ?

LE MARQUIS
Oui, mon ami ; c'est pour faire un peu d'algèbre.

LE BARROIS
Comment ?

MUSEROLLE
C'est bien simple.

DUPAILLON
Voici le problème… Tous les trois ensemble.

MUSEROLLE
Z a épousé X et X roucoule avec Y ; doit-on le dire à Z ?

LE MARQUIS
X, Y, Z roucoulent ensemble ; doit-on le dire à Z ?

DUPAILLON
X a épousé Y qui roucoule avec Z ; doit-on le dire à Z ?

LE MARQUIS(à Le Barrois.)
Maintenant, quel est votre avis ?

LE BARROIS
Evidemment, c'est un problème… il s'agit de trouver la formule, et, si j'avais là un tableau, de la craie, mon premier clerc et quatre heures devant moi…

LE MARQUIS
Oui, il faut quatre heures !… Allons déjeuner. (Ils remontent.)

MUSEROLLE(les retenant.)
Une minute ! je vais être plus clair… nous allons traiter une question sociale ; veuillez prendre la peine de vous asseoir.

LE MARQUIS
Mais, sapristi ! le déjeuner aussi est une question sociale !… (Tous s'assoient.)

DUPAILLON(bas au marquis.)
Il est insupportable.

MUSEROLLE
Messieurs, j'ai un ami… un homme honorable, qui est trompé par sa femme… J'ai trouvé ce matin un billet adressé à son audacieuse moitié et enfermé dans une canne.

DUPAILLON(à part, effrayé. )
Hein ! je suis pincé !

MUSEROLLE
Maintenant, la question est bien simple… Doit-on le dire au mari, à Z ?

DUPAILLON(à part. )
Ah çà ! il est fou !

MUSEROLLE
Qui est-ce qui demande la parole ?

LE MARQUIS(se levant.)
Messieurs, comme les oeufs sur le plat demandent à être mangés chauds…

MUSEROLLE(faisant asseoir le marquis.)
Non ! vous n'êtes pas dans la question.

DUPAILLON(se levant avec colère.)
Messieurs, c'est révoltant !

MUSEROLLE
Quoi ?

DUPAILLON(avec colère. )
On nous demande s'il faut le dire au mari… C'est révoltant ! La vie privée doit être murée ; d'ailleurs, on n'a pas le droit de venir troubler le bonheur d'un homme satisfait de son sort… Sa femme le trompe… Eh bien, après ?… Est-ce que ça vous regarde ? Mêlez-vous de vos affaires. Je le répète, c'est révoltant !

LE MARQUIS
Il a raison ! c'est révoltant, il ne faut pas le dire ! Voilà mon opinion.

LE BARROIS
C'est évident, il ne faut pas le dire !

MUSEROLLE
Je demande la parole… Messieurs, personne, j'ose le dire, n'est mieux placé que moi pour discuter cette question… J'ai eu l'honneur d'être trompé par ma femme. Oh mais ! trompé ! comme vous ne le serez peut-être jamais vous-mêmes.

LE MARQUIS
Pas de fol orgueil !

MUSEROLLE
Mais j'ai eu la bonne fortune d'être prévenu.

LE MARQUIS
À temps ?

MUSEROLLE
Non, après. (Ils rient.)
Vous riez, je ne vais pas tarder à vous convaincre ; prenons un exemple.(Montrant le marquis.)
Voici un homme honorable, intelligent, spirituel… c est une supposition… qui jouit de l'estime et de la considération publiques.

LE MARQUIS
C'est vrai.

MUSEROLLE
Tout à coup, sa femme fait un faux pas.

LE MARQUIS(réclamant.)
Ah mais !

MUSEROLLE
C'est une supposition… admissible !…

LE MARQUIS
À la bonne heure !

MUSEROLLE
Eh bien, cet homme éminent, cet esprit supérieur, descend immédiatement au rang des comiques.

LE MARQUIS
C'est vrai… quand il paraît, on dit : "En voilà un ! "

MUSEROLLE
Mais qu'un ami passe par là et lui découvre le pot aux roses… qu'arrive-t-il ?

LE MARQUIS
Il gifle sa femme, v'lan !

MUSEROLLE
S'il est nerveux… mais, s'il est fort et digne, il passe un habit noir, c'est ce que j'ai fait… et il flanque à la porte son indigne compagne… Aussitôt la scène change. (Montrant le marquis.)
Cet homme ridicule, conspué, ce vieux crétin pour tout dire en un mot, prend des proportions sérieuses, des teintes graves ; on le plaint, on le nomme conseiller municipal… C'est l'image du juste assis, calme et serein, sur les ruines de son foyer conjugal !

LE MARQUIS
Bravo ! il faut le dire ! Voilà mon opinion !

LE BARROIS
Mais c'est absurde !

MUSEROLLE
Monsieur Le Barrois a la parole.

LE BARROIS(se levant. )
Je suis invité à dîner en ville…

MUSEROLLE(surpris.)
À midi ?…

LE BARROIS
Non, c'est une supposition… Je suis invité à dîner en ville ; le matin, la maîtresse de la maison a composé une crème au chocolat… dans laquelle est tombé un hanneton.

LE MARQUIS
L'incident est regrettable.

LE BARROIS
Un invité, un ami de la famille, le découvre dans son assiette, croyez-vous qu'il va dire au mari : "Méfie-toi, il y a un hanneton dans ton ménage ?…" Non ! c'est un homme du monde, il le retire et le renferme discrètement dans son sein. Qu'arrive-t-il ? Chacun mange sa crème, on félicite la femme, on félicite le mari, on félicite la cuisinière, et tout le monde est heureux.

LE MARQUIS
Il a raison ! on ne doit pas le dire ! Voilà mon opinion !

MUSEROLLE
au marquis. Mais vous tournez comme un vieux moulin !

LE MARQUIS
C'est ma conscience qui tourne… Qu'est-ce que la conscience ? C'est le droit de tourner.

DUPAILLON
Il y a d'ailleurs la question des enfants…

MUSEROLLE
Je la gardais pour la bonne bouche.

LE MARQUIS
Mon Dieu, que j'ai soif !

MUSEROLLE
Messieurs…il y avait une fois un coq qui couvait.

LE MARQUIS
Mais les coqs ne couvent pas !

MUSEROLLE
C'est une supposition… Un soi-disant ami de la maison lui fourre dans son nid un oeuf de cane ; il amène onze petits poulets… dont un canard ; il élève ce fruit d'une provenance étrangère avec ses propres poussins, il le nourrit de son lait…

LE MARQUIS
Les coqs n'ont pas de lait, ce sont les poules.

MUSEROLLE(se fâchant.)
Mais puisque c'est une supposition ! Savez-vous ce que c'est qu'une supposition ?

LE MARQUIS
Non !

MUSEROLLE
Eh bien… c'est une chose qu'on suppose !

LE MARQUIS
Continuez. Je ne sais pas si ce sont les oeufs, mais je meurs de soif.

MUSEROLLE(continuant.)
Je reprends. Il le nourrit de son lait, il le met au collège, le fait recevoir bachelier, avocat… Un canard ! et comme il connaît les lois, à la mort du coq, il prend sa part de la succession, au détriment des poulets légitimes ! Eh bien, je vous le demande, messieurs, est-ce juste ? est-ce moral ?

LE MARQUIS
Il a raison ! on doit le dire ! Voilà mon opinion !

LE BARROIS ET DUPAILLON
Mais non !

MUSEROLLEET LE MARQUIS
Mais si !

LE MARQUIS
Oh ! j'en ai assez de vos questions sociales : d'abord, quand on traite une question sociale, on boit ! Quand on ne boit pas, la question n'est pas sociale.

LE BARROIS
C'est même à ça qu'on la reconnaît.

LE MARQUIS(à Muserolle. )
Je vais vous envoyer, pour nous départager, une personne d'un grand tact et d'un grand sens… et qui doit avoir fini de déjeuner. (À le Barrois et Dupaillon.)
Venez, messieurs ! (À part.)
Il est ennuyeux aux heures des repas ! (Ils entrent tous les trois au fond dans la salle à manger.)


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